Le chef Alexandre Couillon marie, dans l'assiette, mer et potager. Une approche radicale du produit local et presque vivant.
Le port de l’Herbaudière s’ouvre sur l’océan Atlantique, à l’extrémité de cette île de Noirmoutier, elle-même rattachée au continent par un frêle pont. Le bout du monde, en quelque sorte, avec des vagues à perte de vue. C’est là, dans l’ancien restaurant familial, que le chef Alexandre Couillon a installé, il y a plus de 20 ans, ses casseroles – et plus tard son feu de bois, son déshydrateur de déchets alimentaires, sa levure maison –, avec Céline, son épouse et complice en salle. Après des débuts plus que rudes dans cet emplacement alors prisé des seuls touriste familiaux en été, le chef est aujourd’hui bardé de distinctions: une troisième étoile au Michelin en mars 2023, 19/20 au guide Gault&Millau, nominé dans la liste des cent meilleurs restaurants au monde… Mais surtout, il se profile comme pionnier d’une nouvelle approche de la gastronomie, où le plaisir en bouche tient à l’absolue fraîcheur, la merveilleuse célébration de produits plus locaux que locaux. Le poisson? Oui, mais acheté exclusivement à la criée de l’Herbaudière, tellement frais qu’il est presque vivant. Le légume? Naturellement, mais cultivé dans les jardins de 4000 m2 juste de l’autre côté du pont, dans lesquels le chef a investi. La viande? Pourquoi faire? La région se prête peu à l’élevage. Au final, si le restaurant ne désemplit pas, c’est que les gourmets vont chercher là-bas le goût intime de la Vendée, cette alchimie unique faite d’air iodé qui imprègne le végétal et de poisson pêché du jour – des saveurs impossibles à répliquer nulle part ailleurs au monde. Dans l’assiette ces temps? Par exemple des coquilles Saint-Jacques de la baie de Bourgneuf, avec des écailles de châtaigne et fumet de céleri rave.
Alexandre Couillon rouvre en février après deux mois de pause, nécessaires en ces temps de fureur et de doutes. Et d’ailleurs, quels légumes récolter en décembre et janvier en bord de mer? Il a profité de ce répit pour regarder monter et descendre les marées sur la plage de la Linière, en famille, pour se poser un instant sur un rocher… Et pour raconter à la journaliste, par téléphone, ce défi fou qui consiste à inventer un univers gastronomique hors normes, à partir de rien, sur une île battue par les vents. L’homme parle vite et beaucoup, avec un enthousiasme, une intensité, une sincérité, qui vont droit au cœur. La gourmande n’attend qu’une chose: l’occasion de passer à table à La Marine, avec vue sur les voiliers, de goûter enfin cette cuisine mue par l’amour d’une terre, d’une philosophie de l’excellence, d’une conviction que le plus humble ingrédient mérite son instant de gloire.
Comment allez-vous en ces temps troublés, si difficiles pour le secteur de l’hôtellerie et de la restauration?
La situation est très fragile… La crise sanitaire a précipité un énorme changement qui s’annonçait déjà dans nos métiers. Pour ma part, j’ai envie de me recentrer encore plus intensément sur la démarche entreprise depuis quelques années. Nous mettons en place des conditions de travail vraiment différentes.
Qu’entendez-vous par là?
C’est simple: davantage de temps libre pour nous et nos équipes. La maison a été fondée en 1999 et nous étions alors deux, avec mon épouse Céline. Nous avions 23 et 24 ans. Aujourd’hui, en pleine saison, nous sommes tout de même 37. Pour y parvenir, nous avons toujours couru, créé des emplois, sans aucun instant pour reprendre notre souffle. Nous savons tous que nous allons trop vite, que nous ne voyons pas nos enfants grandir, ni nos parents vieillir. Aujourd’hui, je n’ai plus envie ni de me priver, ni de priver nos équipes de l’essentiel: le temps passé avec les proches, le goût de la fête, la qualité humaine. Nous avons introduit la semaine de quatre jours et décidé de fermer deux mois, chaque année.
Le temps, c’est le secret?
Pas seulement! Dans une équipe, il faut aussi un projet commun, qui donne un sens fort au travail. Cette année, tous ensemble, nous développons un nouveau vinaigre, nous expérimentons de nouveaux modes de fermentation… Cette approche participative implique de la confiance et de l’exigence. Il faut travailler avec des gens responsables, qui partagent nos valeurs. Mais ce n’est qu’ainsi que l’on peut fidéliser des équipes et rendre la vie plus agréable à tous. L’enjeu est aussi de faire envie aux générations qui arrivent, alors qu’actuellement elles n’ont pas beaucoup de raisons d’être motivées par les métiers de la restauration.
Vous avez deux filles, vous-même…
Oui. Emma, l’aînée de 19 ans, est vraiment passionnée de cuisine. Elle y est née! On a beau avoir essayé de la dissuader – vous savez, ces métiers sont vraiment très durs! – elle a déjà effectué trois stages dans de belles maisons. Elle est épanouie, elle a envie de continuer une fois son année scolaire terminée, mais je ne voudrais pas qu’un jour elle me dise: «Je n’ai pas envie de faire comme toi. Pas envie de tout sacrifier pour mon métier.» La cadette, Marie, a 17 ans et se destine à la couture, la mode. Elle a le flair pour ce domaine.
Vous n’êtes donc pas un de ces mythiques chefs irascibles à la discipline militaire…
Pas du tout. Je suis exigeant, naturellement. Mais très présent. Je suis fier de n’avoir jamais manqué un service. Quand un jeune arrive de Chicago pour travailler chez nous, la moindre des choses est d’être là. Pour le client, mais aussi pour lui. Travailler en cuisine permet aussi de corriger, de montrer, de transmettre le savoir en toute transparence. Quand j’impose la règle du zéro déchet, que je décrète que nous ne sommes pas là pour nourrir la poubelle, il faut d’abord y parvenir soi-même. Nous avons la chance inouïe de vivre dans une région où nous ne manquons de rien, mais il ne faut pas oublier la misère du monde. Gaspiller est inacceptable.
Comment cette conscience se transmet-elle à l’assiette?
Nos menus ont clairement évolué grâce à cette conviction. Il y a encore 5 ou 6 ans, quand on avait besoin d’un poisson, on le commandait à d’autres criées de la région, on allait le chercher à Noirmoutier. Aujourd’hui, on ne travaille rigoureusement qu’avec la criée de l’Herbaudière, dans le circuit le plus court qui soit. Tout ce que je sers au restaurant a été pêché le jour même ou cueilli le matin au jardin.
Quand vous dites « on »… C’est aussi vous, en personne, chaque matin?
Je suis là tous les matins avec mon équipe. Aussi pour maîtriser le choix: nous achetons très précisément ce dont nous avons besoin pour la journée. Je ne veux ni stock, ni déchet. Juste du parfaitement frais. Nous recommençons chaque jour. Ce n’est pas du flux tendu, c’est du «juste à temps.» Pareil pour ce que nous prélevons au jardin.
Comment faites-vous s’il n’y a pas assez de tel produit pour vos vingt couverts? Vous multipliez les mini-assiettes?
Pas du tout! Chez nous, les clients aiment manger, passer un bon moment et ils s’attendent à une cuisine généreuse. Il faut de la mâche! Il y a du pain au levain maison, des couverts, des couteaux, pas des bouchées dans une cuillère. Tenez, l’autre matin, il y avait des saint-pierre magnifiques… mais juste deux. Un peu de homard, du merlu de ligne… Alors moi, j’imagine la salle: cette tablée de six, on va leur mettre le merlu. Cette autre table, de deux, aura du saint-pierre. Sur une même base d’accompagnement, nous varions les poissons. Nous gardons toujours en tête que nous cuisinons pour des convives précis, qui ont fait le déplacement et souvent réservé des mois à l’avance. Nous pensons à chacun individuellement.
Et les gourmands ne lorgnent pas sur l’assiette du voisin?
Nous expliquons la démarche: ils mangent ce que la mer a donné. C’est à moi de m’adapter à la pêche du jour, pas l’inverse! Les maquereaux sont plutôt gros, de 600 à 700 g ? On les mettra un peu plus longtemps dans du sel et du sucre avant de les braiser. C’est cela que les jeunes apprennent ici: les recettes, c’est bien; mais le talent, c’est de savoir les adapter à la vraie vie. D’ailleurs le concept même de poisson noble, tel qu’il était enseigné dans les écoles hôtelières, est périmé. Pour moi, tous les poissons sont nobles. Une sardine peut être merveilleuse: argentée et à peine sortie de l’eau, quelle magie!
Que vous ont enseigné ces poissons au fil des ans?
J’ai appris à écouter la mer, à regarder la peau des poissons. Aujourd’hui, le peux les classer par ordre de qualité en fonction des nuances d’écailles. Si un merlan, par exemple, a une peau bien noire avec d’infimes reflets jaunes, on sait qu’il est exceptionnel. Et je dois dire aussi que j’ai pris une claque comme rarement durant mon séjour de trois semaines au Japon, auprès du chef Toru Okuda. A l’époque, j’étais le premier étranger dans sa cuisine. Je m’y suis fait tout petit et j’ai regardé, regardé, regardé… C’est alors que j’ai compris que nous aussi devions intégrer ce respect total du poisson, cette délicatesse de traitement, de découpe. Je veux transmettre cette expertise. Baptiste, préposé au poisson chez moi, me disait l’autre jour son émerveillement, devant tous les turbots, lieux, pagres du jour. Il est resté à contempler ces chairs brillantes et nacrées, comme un tableau. Ce garçon ne pourra plus jamais travailler le poisson à la va-vite. Il ne pourra pas revenir en arrière.
On m’a parlé aussi de vos laitues flambées…
La laitue Vilandry toute jeune, à peine pommée, est cuisinée à la minute, comme tout le reste. Blanchie quelques minutes, elle est ensuite déposée sur de la braise de bois, où elle va griller en prenant des parfums torréfiés. Nous la servons sur une crème verte de condiments du jardin, ramassés le matin: un peu de persil, de romarin, d’ail, d’huile… Puis nous surmontons la laitue de myrtilles sauvages au sel (nous en avons cueilli beaucoup l’été dernier) et de jeunes pousses fraîches: fleurs de chrysanthèmes, de capucines, moutarde frisée, pousses de chou blue kale. En salle, nous nappons le tout d’une quintessence d’oignon montée au beurre… Ces oignons sont cuisinés comme un rôti de viande, dont ont on récupère les sucs ambrés. Ce plat 100% végétal et très coloré est doté de toute la forte personnalité que l’on associe d’ordinaire à une préparation carnée.
Chez lui, seul le poisson frais du jour est servi à table, acheté à la criée de l’Herbaudière, juste sous les fenêtres du restaurant.
Un jardin magique, où poussent des trésors hors-saison?
Un végétal se mange à tous les stades: tige, racines, feuilles, fleurs, graines… Cette diversification des possibles prolonge beaucoup la saison! Nous cultivons ce jardin depuis 6-7 ans dans un microclimat particulier. Mes grands-parents semaient les fèves fin novembre, pour récolter en mars. Nous faisons pareil, en tunnel, et nos pousses sortent de terre quand il gèle ailleurs en France. Nous avons des fleurs dès février. En outre la terre est très saline, puisqu’elle est faite d’anciens marais et que nous la fertilisons souvent aux algues. Les jeunes pousses d’épinard, d’arroche rouge, d’amarante ont un petit goût salé quand on les croque à cru. C’est une saveur signature.
Vous êtes vraiment dans une démarche très nature…
Absolument. Les grosses feuilles des laitues sont apprêtées en gratin ou crème, par exemple, pour le personnel ou notre seconde table, au bistrot La table d’Elise. Rien ne se perd. Et nous avons installé un petit composteur, de la taille d’une machine à laver: nous récupérons absolument tous les déchets organiques, des arrêtes de poisson aux quignons de pain. Il tourne toute la nuit et, au matin, nous récupérons une sorte de substrat en poudre, à mélanger à la terre.
Un fonctionnement presque en autarcie
Ah oui! Je ressens vraiment le besoin de procéder ainsi. Je ne m’imagine plus du tout, cuisiner un poisson qui vient de je ne sais où et le garder au froid 5 jours. Non! Ce n’est pas possible. C’est un engagement que l’on prend, qui ne nous facilite pas la vie, mais dont on ne revient pas en arrière. Dans la même veine, nous avons vraiment développé le pain. De la farine bio locale, de l’eau, de la fleur de sel: c’est tout ce qu’il y a dedans. Nous sommes super contents du résultat: de grosses miches merveilleusement alvéolées. Et si le meunier change de tamis, on le sent à la structure, la nuance de la farine. Nous faisons une cuisine du vivant. Qui ne triche pas.
L’éloignement est devenu une force: la force d’une identité rare et précieuse
Comment pressentez-vous les tendances à venir, en cuisine?
La santé! Cette préoccupation va monter en puissance et il est parfaitement possible de la concilier avec des exigences gastronomiques. Mais les gens vont devoir se forcer un peu et ne plus renoncer à un produit sous prétexte qu’ils ne l’aiment pas – ou croient ne pas l’aimer. Aux cuisiniers de se montrer créatifs! Mais l’enjeu sera de vraiment diversifier son alimentation, au fil des produits locaux de grande qualité.
A vos débuts, Noirmoutier n’était pas franchement réputée pour sa gastronomie. Or la région est devenue une destination du bien manger. Que s’est-il passé?
C’est un chemin que nous avons fait ensemble. Quand nous avons ouvert, en 1999, il n’y avait pas un chat en dehors de la belle saison. Chaque décembre nous nous se disions: ce n’est pas possible, arrêtons! Il a fallu l’éloile Michelin en 2007 pour que nous puissions enfin décider de nous ancrer ici et commencer à imaginer un futur où les voyageurs apprécieraient les richesses de la région. Nous n’avons rien lâché. De fil en aiguille, nous avons entraîné les pêcheurs, les commerçants et les producteurs de la région dans ce même sillage de la qualité exclusive. Etre loin de tout a longtemps été un handicap, or aujourd’hui c’est devenu une force: la force d’une identité, d’une rareté précieuse.
Vous venez aussi d’ouvrir une épicerie, sur le port, nommée Le Petit Couillon. Vous ne manquez pas d’humour!
Ai-je le choix? Mon nom de famille est dur à porter. J’en ai bavé, quand j’étais plus jeune! A nos débuts, nous avions posé une toute petite pancarte à l’entrée du restaurant: «maître restaurateur, Alexandre Couillon». Les gens se prenaient en photo devant en hurlant de rire. Cela m’exaspérait complètement. Aujourd’hui, la plaque est entourée de reconnaissances gastronomiques. Les gens viennent toujours s’y photographier, mais le ton a changé: «Ah oui, c’est le type qui a monté ce restaurant différent, avec le poisson d’ici…» Alors, quand nous avons créé l’épicerie, nous avons décidé d’assumer. Je me rappelle il y a quelques années, avec les premières récompenses qu’il fallait aller chercher à Paris, certains chefs multi-étoilés me serraient la main en disant: «En fin de compte, t’es pas si couillon que ça.»