Le chef étoilé, grande figure de la gourmandise à Rome, prône une cuisine qui allie les saveurs aux plus pointues des recherches en nutrition. La santé passe par la gourmandise.

L’idée reçue voudrait que le gourmand sorte d’un restaurant réputé en se caressant le ventre, tout juste bon à rouler dans son lit. Or cette vision de la gastronomie – généreuse, mais éprouvante pour l’organisme – évoque de plus en plus le monde d’hier. Les chefs les plus pointus explorent ces nouveaux rivages que représente l’alimentation à la fois artistique et saine, follement inventive et délectable, tout en profitant au corps et à l’âme.

Heinz Beck se pose en chef de file de cette mouvance qui allie la virtuosité en cuisine et les plus récentes recherches en nutrition. Orienté, par amour, vers les saveurs méditerranéennes, triplement étoilé pour sa table à Rome, La Pergola, le chef d’origine allemande officie aussi dans ce sanctuaire du bien-être et de la longévité qu’est le Palazzo Fiuggi : cette destination célébrée, chaque année depuis 2022, comme la meilleure retraite au monde par le World Spa Award, doit certainement une partie de son attractivité au plaisir que les curistes éprouvent aux heures de repas. Même ceux qui sont en mode perte de poids…

S’il est moins extrême dans son restaurant La Pergola et pour les menus qu’il élabore pour les trains de luxe italiens, ces lignes Dolce Vita Orient Express (après tout, ces tables servent du vin…), Heinz Beck n’en apporte pas moins un soin méticuleux à l’équilibre nutritionniste de ses plats, orientés vers la mer et les produits de saison. Sans cesse en quête de nouvelles connaissances, le passionné de science collabore avec des sommités académiques depuis vingt ans et vient d’ailleurs de participer, en septembre dernier, au Longevity Forum à Saint-Moritz, ce rendez-vous mondial des experts de la médecine anti-vieillissement. Avec les chefs Richard Ekkebus (Le Mandarin Oriental à Hong Kong) et Norbert Niederkofler (réputé pour sa cuisine alpine, dans le Tyrol du sud), il s’impose comme une figure pionnière qui élabore la gastronomie de demain.  Rencontre sous les stucs élégants du Palazzo Fiuggi, où il vient superviser le service de midi.

Le restaurant La Pergola

Heinz Beck, comment allez-vous aujourd’hui?

Merveilleusement bien! Je viens aussi souvent que je peux au Palazzo Fiuggi. Cette manière de lier la santé et la belle cuisine est une vraie source d’inspiration pour moi.

En ce moment, à combien de tables apportez-vous votre patte et votre expertise?

Une vingtaine, en comptant ceux qui sont en projet, comme l’adresse vénitienne du groupe Orient Express, prévue pour 2026. Trois hôtels sont en conception, avec aussi un projet en Toscane, dans un domaine viticole en culture biodynamique et le Palace Excelsior, à Palerme. Et un autre hôtel en Sicile…  

Quel est le lien gastronomique entre toutes ces adresses? Votre signature?

Une cuisine légère d’inspiration méditerranéenne. Comme mes restaurants sont répartis du nord au sud du pays, je ne peux pas choisir une région en particulier. Et bien sûr, je travaille depuis vingt ans avec la recherche médicale.

Dès vos débuts?

Pas tout à fait. J’ai commencé en cuisine en 1980. Le 1er août, cela m’a fait exactement 45 ans derrière les fourneaux. Je préférerais être plus jeune, mais c’est la vie ! En l’an 2000, j’ai commencé à m’intéresser à l’activité du cerveau lors de la dégustation de vin, en participant à une recherche universitaire qui comparait un sommelier à un usager moins expert. Il s’agissait de voir quel hémisphère était concerné. Cela m’a donné l’impulsion et l’envie d’approfondir la recherche sur les effets physiques de ce que nous consommons. J’ai développé de multiples collaborations avec des scientifiques de premier plan. En ce moment, je suis impliqué dans une étude avec Mauro Serrafini, un scientifique qui a longtemps travaillé à Boston, avant de revenir en Italie, à l’Università de Teramo dans les Abruzzes.  Avec Mauro, nous travaillons sur le stress oxydatif après un repas. Nous avons publié nos résultats dans le Medical Scientific Journal of America.

Quel est le secret pour obtenir les saveurs incroyables que vous proposez, tout en renonçant aux méthodes culinaires classiques, avec gras, sel et sucre?

La cuisine classique est très riche, lourde, et je ne m’y retrouvais pas du tout. Mais j’ai réalisé que la cuisine saine n’était pas si compliquée à rendre savoureuse. Tout est question de règles – c’est d’ailleurs la racine grecque du mot « diète» – et il faut les comprendre pour pouvoir user de liberté à l’intérieur de ce cadre. C’est cet espace de créativité qui me plaît tant. OK, pour un régime amincissant, je ne peux pas utiliser d’huile d’olive, pas de sel, pas de farine raffinée… très bien ! Mais je peux utiliser des milliers d’autres ingrédients et tout l’art consiste à les associer de manière goûteuse. Dans un second temps, on peut aussi réfléchir à ajouter des ingrédients fonctionnels, qui aident à mieux métaboliser les aliments et augmentent ainsi le plaisir.

Vous avez un ingrédient magique?

Ce n’est pas ainsi que ça marche. Il faut comprendre que notre organisme a besoin, chaque jour, de multiples micro-aliments. Il faut donc les équilibrer, avec de magnifiques ingrédients, des herbes, des fleurs, des épices, pour créer la surprise et le plaisir.

Votre cuisine est très technique…

Effectivement. J’ai souvent recours à la distillation, avec des systèmes rotatifs, qui permettent la distillation à basse température. Et la concentration des saveurs.  Nous utilisons beaucoup d’appareils professionnels, y compris des centrifugeuses à grande vitesse, comme celle qui sert à concentrer le plasma, à l’université. Ces machines séparent les liquides selon le poids, et je sais quelle concentration je peux utiliser pour quel but. Je réalise ainsi des extraits de basilic très riches en saveurs et micronutriments ou une huile de chicorée magnifique. Il n’y a pas de secret, juste beaucoup de travail. Et une curiosité sans cesse en éveil : il ne faut jamais arrêter d’étudier.

Le Palazzo Fiuggi, à Rome

C’est ainsi que vos équipes cuisinent au Palazzo Fiuggi?

Non, toutes nos cuisines ne sont pas équipées ainsi. La Pergola, mon adresse principale à Rome, fait office de laboratoire. Quand c’est possible – comme au Palazzo Fiuggi, qui est tout proche – nous finalisons les préparations dans cette cuisine principale, puis nous les transportons. Je viens deux ou trois fois par semaine.

Est-ce que tous vos restaurants sont aussi résolument orientés vers la santé?

Les chefs à la tête des divers établissements travaillent tous avec moi depuis 10 ou 15 ans – au moins.  Nous partageons les mêmes connaissances, les mêmes convictions et c’est évidemment là le socle de notre collaboration. Mais effectivement, au Palazzo Fiuggi, nous sommes très extrémistes sur la santé, alors qu’à La Pergola, nous servons parfois de la viande rouge, incompatible avec une retraite médicale.  Reste que la réflexion sur l’absorption des nutriments et les mécanismes de digestion sont pertinents pour tous les établissements.

L’approvisionnement local est aussi un thème…

Certainement, depuis toujours, car il est lié à celui de la santé. Nous devons savoir d’où viennent nos produits et comment ils ont été cultivés, et nous avons toujours promu la culture en biodynamique et l’agriculture régénérative. Le dialogue est aussi important, pour inciter certains maraîchers à planter ce dont nous avons besoin, à l’instar de Regina, cette dame de Frascati, près de Rome, qui cultive des plantes médicinales et qui assure notre approvisionnement.

Y a-t-il des produits agricoles que vous avez réintroduits ainsi?

C’est plus subtil que cela. Par exemple, au printemps, je tiens à cuisiner du pourpier, qui est riche en antioxydants et parfait pour des cures de détox. Mais je ne vais surtout pas demander à Regina d’en planter, car c’est une herbacée très invasive et elle risque de ne jamais pouvoir s’en débarrasser. En revanche, elle pousse à l’état sauvage et je demande à Regina de nous en cueillir. Sans compter que les herbe aussi sont saisonnières et si nous les voulons toute l’année, elles seront cultivées en serre et moins riches en nutriments, moins intéressantes.

Jusqu’à quel point êtes-vous intégriste sur la provenance des produits? Nous avons mangé de l’ananas, au petit déjeuner, ce matin…

Effectivement, celui-ci n’est pas local et je ne suis pas très heureux de le faire venir de loin. Mais il faut reconnaitre que c’est un fruit très intéressant, dans le sens qu’il aide vraiment à brûler les graisses. Or, il faut savoir que c’est justement le cœur de l’ananas, celui que beaucoup de gens jettent, qui est le plus actif. Alors quand on sert de l’ananas, on le sert bien, en exploitant tout le potentiel. Ces décisions en zone grise sont parfois difficiles à prendre, comme avec l’avocat, un fruit extraordinaire, mais dont l’impact carbone est désastreux. Nous n’en utilisons plus.

Une cuisine en toute légèreté, d’inspiration méditerranéenne.

Parlez-moi de Rome! Quelle en est aujourd’hui la créativité culinaire?

La ville, comme toutes les villes, se développe. Quand je suis arrivé, il n’y avait pratiquement pas de cuisine ethnique, alors qu’aujourd’hui, on trouve de tout. La question est : a-t-on le temps de manger, à Rome ? Pas vraiment, la ville court trop. Et je ne peux rien dire de la qualité, car moi non plus, je n’ai pas le temps de sortir manger. Mais la vie est agréable, à Rome, même si j’aimerais avoir davantage de temps pour m’y promener et pour visiter. Quand je suis en pause, j’ai toujours l’impression d’être en vacances : il y a du monde, du bruit, des glaces, des pizzas…

Avez-vous des enfants?

Non. Je suis marié depuis 25 ans et nous avons décidé, avant même la cérémonie, de ne pas avoir d’enfant. Nous étions tous les deux déjà matures et je ne voulais pas être le grand-père de mes enfants. La décision a été difficile, mais je n’ai pas de regret. J’ai la joie de voir mon héritage porté par une foule de filles et de fils, qui partagent ma vision de la cuisine.

Quelle est la taille de votre équipe, dans ce nouvel empire de la gastronomie saine?

Environ 200 à 250 personnes, entre toutes nos adresses.

Beaucoup de femmes?

Hélas, davantage d’hommes, même si j’essaie vraiment de favoriser les carrières féminines. Mais au fond, à mes yeux, j’ai toujours devant moi une personne avant d’avoir un genre. En ce moment, une de mes collaboratrices, qui a 24 ans, me remplit de joie. Depuis 6 ans qu’elle est là, elle fait des progrès incroyables et je suis à fond derrière elle. Peut-être que je la soutiens davantage que je le fais d’ordinaire pour un homme, car je sais à quel point la cuisine reste un milieu aride pour les femmes.

Votre épouse participe aussi à l’aventure gastronomique, n’est-ce pas?

Ce point est très important. Personne ne peut faire seul ce que je fais. Je suis à la tête d’une entreprise, nommée Beck and Maltese Consulting. Beck, comme moi, Maltese comme mon épouse Teresa. D’origine sicilienne, elle est une professionnelle du tourisme, elle a travaillé à Palerme, puis à Londres, au sein aussi du groupe La Roche Hotel Management. C’est elle qui dirige l’entreprise. Je cours devant, mais elle assure les arrières. Et ça, c’est le secret de notre succès. Je peux avoir l’esprit libre pour créer, car je sais qu’elle assure, avec précision, perfection, honnêteté. Nous sommes infiniment complémentaires. Elle détient 70% des parts, moi 30%, mais nous sommes à 100% derrière le même objectif. J’en suis très heureux.

Une vie heureuse, alors! Et un exemple à suivre en matière de longévité?

Evidemment pas ! J’adorerais faire tout juste pour ma santé à moi aussi, mais je suis loin du compte. D’abord, je ne dors pas assez et ça, c’est dévastateur pour le vieillissement du cerveau. Je bois aussi du vin, presque seulement du rouge, à raison de 2 à 3 verres par semaine. Je déteste être ivre.

Votre vin favori?

J’aime beaucoup le Barolo, le Brunello. Et si vous voulez une recommandation, je vous dirais que mon domaine favori est Ômina Romana, tout près de Rome, dans le Latium. La famille Börner travaille vraiment bien, avec aussi des cépages traditionnels, comme le Cesanese. Une belle histoire et des vins magnifiques.