La biologiste marine Emma Camp ne baisse pas les bras. Son travail de réimplantation des coraux porte haut les couleurs de l'espoir.

Fond marin en guise de maison… L’eau salée est devenue son milieu naturel et Emma Camp enfile sa combinaison de plongée comme d’autres chaussent des baskets pour faire le tour du quartier. A 35 ans, la scientifique s’est forgé une solide réputation, tant pour ses travaux prometteurs sur le corail que pour sa capacité à expliquer avec clarté ces mues profondes qui agitent les paysages sous-marins.

De son laboratoire universitaire, à Sydney, elle mène de front toute une série d’initiatives porteuses d’espoir pour revitaliser la Grande Barrière de corail – ce mythique récif de 2300 km de long, au large de la côte du Queensland, visible même de l’espace, qui fait rêver les plongeurs amateurs et donne des insomnies aux biologistes marins. L’une de ces initiatives est aussi inédite qu’audacieuse: elle consiste à associer les milieux touristiques aux travaux de réimplantation titanesques que l’équipe d’Emma Camp chapeaute et documente. Qui veut aller replanter un petit corail sain, là où d’autres s’étiolent?


Avec ses longs cheveux au naturel et sa mine de fille du grand air, Emma Camp n’a rien d’une souris de laboratoire – où pourtant elle passe aussi une bonne partie de son temps. Jeune maman, sportive en pleine forme, oratrice éloquente, enseignante passionnée, elle incarne ainsi une figure de scientifique inspirante pour toutes ces écolières qui continuent à se persuader que les mathématiques ne sont pas pour elles. Le très prestigieux Prix Rolex à l’esprit d’entreprise, décerné chaque année, depuis 1976, à des acteurs clés de l’action scientifique en faveur de la connaissance et de la préservation des écosystèmes, lui a été attribué en 2019, pour saluer, justement, son engagement à la fois novateur et porteur d’espoir. Ce n’était pas la première distinction à remarquer la biologiste amie des coraux: à 30 ans à peine, elle avait aussi été nommée National Geographic Explorer, puis, l’année suivante, elle a été intégrée dans les Young Leaders for the UN sustainable Goals, cette nouvelle génération de penseurs sur lesquels les Nations Unies comptent pour trouver des solutions à la crise environnementale. Sa nomination au programme Rolex Perpetual Planet Initiative l’a fait entrer dans une sorte de famille de 155 chercheurs, engagés dans des projets tout autour de la planète. Cette position lui a soudainement donné une visibilité qui manque souvent au monde académique. Emma Camp utilise avec bonheur et simplicité le soutien du prestigieux horloger genevois et de sa puissante fondation, non pour tirer les sonnettes d’alarme – encore qu’il en faille tout de même – mais pour mettre en lumière des pistes nouvelles. Entretien par écrans interposés avec une scientifique éblouissante.

Il est 8 heures en Suisse, 18 heures à Sydney, à quoi a ressemblé cette journée qui tire à sa fin?

Je l’ai en partie passée au laboratoire, en analyse de données, avec les étudiants qui travaillent sur le projet avec moi. C’était une journée un peu étrange, avec des vents très forts, une méchante tempête, des inondations annoncées. A chaque fois que surgissent de telles conditions extrêmes, je pense aux coraux… Cette atmosphère rend très réels les changements climatiques que l’on mesure actuellement, avec des températures de l’eau très en dessus de la moyenne.

La Grande Barrière de corail, votre terrain de prédilection, est sous forte pression. Or l’Unesco a renoncé à la classifier comme « en danger ». Qu’en dites-vous?

Il est admis que le récif a perdu la moitié de ses coraux depuis 1995, en raison du réchauffement des eaux, et le phénomène de blanchiment s’accélère de manière spectaculaire. Il touche l’ensemble du parc marin. Il est plus réaliste de tabler sur le fait que 60 à 70% du récif est mort. A l’aune de ces statistiques, et au vu de ce que l’on sait sur l’impact négatif de l’activité humaine sur les fonds marins, on peut se dire que la décision de l’Unesco est pour le moins discutable. D’ailleurs des études complémentaires sont en cours qui pourraient relancer la procédure. Mais une autre donnée est fondamentale: tout le corail n’est pas mort. Il reste des pans de nature merveilleuse sous la surface et c’est cela qui me fait aller de l’avant. Pour le moment, le fond marin n’est pas un vaste cimetière. Nous sommes beaucoup à nous démener pour que cet écosystème ait un avenir. Nous n’en sommes pas au point où tout espoir est perdu.

Quelle est l’importance de la Grande Barrière de corail?

En termes environnementaux, elle est décisive. Pensez-y comme à une forêt tropicale sous-marine. La biodiversité y est fabuleuse et on sait aussi qu’il s’agit là d’une sorte de pharmacie moderne, avec des substances que nous commençons à peine à découvrir. Et je ne parle même pas de l’impact économique pour l’Australie, avec, entre autres, plus de 3 millions de visiteurs par an.

Vous identifiez les espèces de coraux résistants pour les replanter dans les endroits particulièrement exposés…

Effectivement. Nos divers champs d’études se recoupent dans la volonté de comprendre pourquoi certains coraux sont capables de survivre dans des conditions de stress extrêmes et nous essayons de voir de quelle manière nous pourrions utiliser ces super-coraux pour faire gagner du temps à l’ensemble de la Grande Barrière. Avec mon équipe, nous cherchons des solutions dans la nature. Les lagons peu profonds bordés de mangroves offrent les pires conditions possible: l’eau y chauffe vite, il y a peu d’oxygène, beaucoup d’acidité. C’est là que nous cherchons nos super-coraux et étudions leur génétique.

Quel recul temporel avez-vous sur ce projet?

Cette recherche a commencé en 2014. Nous faisons des essais de transplantation de courte durée, pour pouvoir contrôler d’éventuels effets négatifs. Qui ne se sont pas produits. Les premiers résultats sont très prometteurs, avec des coraux qui se développent vraiment bien et peuvent recoloniser un espace dévasté. En parallèle, nous travaillons avec les plus robustes des coraux brisés sur des récifs très abîmés: nous les prélevons, pour les soigner avec des greffons, avant de les replanter où ils étaient. Comme une pépinière pour coraux. Nous procédons ainsi au sein d’un programme commun avec l’industrie du tourisme, car cette manière de faire est très onéreuse.

Vous voulez dire que le plongeur lambda peut aller replanter un corail guéri?

Ce n’est hélas pas si simple. Nous utilisons surtout les bateaux des cinq principaux opérateurs touristiques et leur personnel spécialement formé. Nous avons ainsi replanté quelque 70 000 coraux ces dernières années. Nous sommes dans un moment où il faut non seulement stopper les dégats écologiques, mais reconstruire. Les scientifiques n’y suffisent pas. Les acteurs de toutes les industries concernées doivent s’impliquer. Nous avons tous un problème commun, mais chacun de nous peut faire partie de la solution.

De quelle manière votre travail de recherche est-il organisé?

Je suis affiliée au groupe qui travaille sur le changement climatique, le Climate Change Cluster, de l’Université technologique de Sydney (UTS). Le professeur David Suggett y dirige un programme sur l’avenir des récifs, où je suis adjointe, et que chaque chercheur aborde sous un angle différent. Le mien consiste à essayer de comprendre le mécanisme de survie des coraux qui parviennent à résister aux conditions délétères. Je travaille avec une équipe d’étudiants, de doctorants, de chercheurs, quelque 25 personnes. Là-desssus vient se greffer le programme coopératif avec l’industrie du tourisme, soit 8 personnes et un réseau d’une trentaine de membres.

A quoi ressemble une de vos semaines?

Cela change évidemment toujours. Je rentre à peine de deux semaines sur le terrain, dans un endroit précis de la Grande Barrière, le récif Opale. Là, je plonge tous les jours, pour récolter des échantillons, noter les observations. A l’échelle d’une année, je passe deux à trois mois dans l’eau, le reste du temps étant partagé entre le laboratoire et l’enseignement, sans compter évidemment les publications scientifiques et la supervision des travaux d’étudiants. J’adore le fait que, dans mon métier, aucun jour ne ressemble à la veille.

Comment en êtes-vous venue à un tel plongeon dans l’océan, vous, jadis gamine citadine en Angleterre?

J’ai toujours été attirée par la mer. Personne, dans ma famille, ne plongeait. Mais mon père raconte que lors de vacances aux Bahamas, quand j’étais toute petite, on ne parvenait jamais à me sortir de l’eau. Mes parents travaillaient dans l’administration locale, dans le sud de l’Angleterre. Mon père est retraité, ma maman est hélas décédée quand j’avais 18 ans. Rien, dans leur mode de vie, ne me prédestinait à la carrière que je mène. Mais tous deux adoraient voyager. Ils économisaient pour nous offrir des vacances au loin et j’ai eu cette grande chance d’être exposée à des cultures différentes de la mienne. J’y ai forgé cette curiosité qui accompagne mon travail de recherche.

De là à se retrouver à sauver les coraux en Australie…

A l’école primaire, je répondais déjà que je voulais être biologiste marine – sans avoir aucune idée de ce que cela signifiait. Je savais juste que j’avais adoré le film Sauvez Willy et que l’épopée de cet orque en captivité allait constituer le fil rouge de ma vie.

On vous voit en photo, masque, combinaison et cheveux dans le courant. A quoi pensez-vous, sous l’eau?

J’éprouve une immense gratitude à pouvoir faire ce que j’aime et qui me tient à cœur. J’apprécie beaucoup que pers0nne ne puisse vous parler sous l’eau. Cette quiétude, cette lenteur, crée vraiment un sentiment de paix. Même quand je plonge pour le travail, je suis sensible à cette bulle privilégiée. Sans compter l’exaltation face à l’inattendu. On ne sait jamais ce que l’on va voir et la magie opère indépendamment du nombre de plongées que l’on a effectuées. La tortue majestueuse qui vous accompagne soudain est un cadeau..

Plongez-vous aussi pour vos loisirs?

Je plonge moins depuis que je suis devenue maman. Mais même l’équipement palmes-masque-tuba permet de découvrir une vie marine tout à fait surprenante.

Et comment vous ressourcez-vous?

Je pratique avec passion la course à pied et, avec mon mari, nous avons un mode de vie plutôt sportif. Nous partons souvent explorer les parcs nationaux des environs de Sydney. La nature n’est jamais loin… Et évidemment, avoir un enfant de bientôt deux ans à la maison change la donne. Tane – un prénom traditionnel maori, mon mari est Néo-Zélandais – commence à marcher et il est curieux de tout. Je l’ai emmené en voyage d’études avec moi, récemment. Il n’est pas venu sur le bateau chaque jour, mais il a expérimenté l’eau, les vagues, l’ambiance de recherche…

Vous parlez beaucoup d’équilibre travail et vie privée sur votre site internet…

Oh là là, c’est un défi quotidien… Mais là aussi Tane aide beaucoup: je mesure que l’excès de temps passé au travail est du temps dont il est privé. J’apprends à faire du time management: être plus sélective sur les priorités, savoir dire non. Cela implique aussi de déléguer certaines tâches et d’ouvrir des possibilités à des collègues. Un autre pan de ma réflexion consiste à poser des limites claires sur les moments où je suis disponible et le nombre d’heures où je le suis. C’est particulièrement difficile quand on travaille à l’échelle internationale, sur plusieurs fuseaux horaires. Mais il faut absolument briser cette culture de réponses instantanées aux e-mails. Il s’agit de garder le contrôle de son temps. Un long chemin!

Le récif n’est pas (encore) mort cela vaut la peine de se battre!

Un autre de vos chevaux de bataille est la place des femmes dans les domaines scientifiques. Pourquoi, à votre avis, les chercheuses sont-elles encore si minoritaires?

Les politiques d’incitation varient beaucoup selon les pays, naturellement. Ici, en Australie, nous avons par exemple beaucoup d’étudiantes passionnées par la biologie. Or l’industrie et le monde académique ne parviennent pas à les garder. Cet enjeu-là – le maintien des femmes scientifiques sur le marché du travail – est presque encore plus important que de les y attirer. L’obstacle principal est justement cette difficulté à concilier la recherche et la vie privée. La science est un domaine qui avance très vite, où il est difficile de se maintenir à niveau. Et la manière traditionnelle de mesurer le succès, dans ce monde-là, reste le nombre de publications (si possible dans des revues de prestige), le nombre de projets et leur financement… Lever un peu le pied, par exemple pour élever des enfants, se paie très cher. Le milieu scientifique pardonne peu.

Il faudrait une masse critique pour changer les règles…

Effectivement. Les changements de système ne passeront que par un nombre suffisant de femmes dans les comités décisionnels. C’est là que les structures du secteur se jouent. Par ailleurs, dans beaucoup de pays, les écolières n’ont toujours pas de modèle de femme de science en tête. Moi-même, ce n’est qu’à l’université que j’ai découvert les travaux de l’océanographe et exploratrice Sylvia Earle. Or, je crois fermement que de voir ou ne pas voir fait toute la différence du monde. La représentation visuelle, un visage en tête, peut ouvrir des perspectives. Cela est évidemment valable pour les modèles féminins, mais aussi pour les origines culturelles, les personnes avec handicap. La science a cruellement besoin de ces profils variés pour imaginer des solutions en ce moment de crise que nous vivons.

Sylvia Earle est aussi mise en avant par Rolex depuis 1982. A quel point ce type de distinction est-il utile?

Très utile! Outre l’appui financier à l’actuel projet de transplantation, le Prix Rolex m’a donné une visibilité incroyable et m’a reliée à tout un réseau relationnel – et financier – auquel je n’avais pas accès. Cette porte ouverte est infiniment précieuse pour faire passer le message. Je le répète: le récif n’est pas mort, cela vaut la peine de se battre. Nous sommes tous reliés à la nature. Nul besoin de plonger dans la Grande Barrière, de traverser l’Amazone, de voyager en Antarctique, pour en faire partie. Chaque choix, chaque geste que nous faisons a un impact. Si seulement les gens pouvaient ressentir cette implication intime…

Vous portez une Rolex, du coup?

Pour les occasions spéciales! Chaque lauréat en reçoit une et elle continue à m’intimider un peu. Ce n’est pas une pièce qu’une biologiste marine s’attend à pouvoir se permettre.