Après les sacs à main et les chaussures, toujours plus de maisons de mode misent sur les lignes de produits de beauté comme "accessoires" de la marque. Un marché lucratif et en pleine expansion.

Dans l’art du cross-marketing, Olivier Rousteing  est précurseur, et il l’a encore prouvé lors de la présentation de sa collection printemps/été 2025, à Paris. Le designer de Balmain a fait défiler ses mannequins dans des créations dont les couleurs étaient inspirées de produits de maquillage. Des robes d’un rouge carmin, des chemisiers nude, des jupes d’un rosé très blush… Sans oublier des motifs XXL de lèvres ou d’ongles sur nombre de pièces. Mais le truculent créateur ne s’est pas arrêté là: des sacs en forme de palettes de fards à paupières et de flacons de parfum pendaient nonchalamment aux mains des modèles. Un défilé de mode savamment orchestré: Olivier Rousteing en a profité pour faire de manière maline la promotion de son tout dernier projet: le lancement de Balmain Beauty. 

Presque simultanément, la première boutique Balmain Beauty a ouvert ses portes dans le quartier chic du Marais, à Paris. Sur les étagères, huit parfums de la collection «Les Éternels de Balmain» sont déjà disponibles. Des senteurs développées en collaboration avec le géant des cosmétiques Estée Lauder Companies. Ce partenariat devrait aussi déboucher sur une ligne de maquillage. «La mode ne peut pas exister sans la beauté, et la beauté ne peut pas exister sans la mode. La beauté fait partie de la silhouette, de qui tu es, de la même manière que ta façon de t’habiller», a déclaré le créateur de mode à «Vogue». Et comme une marque ne peut pas non plus survivre sans sa clientèle, Balmain a également perfectionné sa stratégie de «clienteling». Les meilleurs clients ont reçu un coffret cadeau contenant un parfum et ont été invités à l’ouverture de la boutique. Il va sans dire qu’ils sont tous apparus vêtus de robes Balmain.

L’automne dernier, Céline a également fait ses débuts dans le segment de la beauté. Le directeur artistique Hedi Slimane a certes quitté la marque française entre-temps, mais il a offert à la maison de couture le premier produit de maquillage de son histoire: un rouge à lèvres éclatant dont l’étui doré est orné du fameux motif Triomphe. Depuis janvier 2025,  «Le Rouge Celine» est commercialisé avec quinze teintes différentes. Toutes sont parfumées d’ accords de rose et de poudre de riz, faisant ainsi le lien avec la collection de haute parfumerie que Céline a présentée en 2019. D’autres lancements sont prévus, comme le mascara, la poudre, le baume à lèvres, l’eye-liner et le vernis à ongles. Chaque saison, un nouveau produit devrait être lancé. 

Le nez fin de Coco Chanel

Pionnière, Gabrielle Chanel a osé, il y a plus de cent ans, faire un pas de côté en passant de la mode aux cosmétiques. Le 5 mai 1921, elle lançait le Chanel N05, premier parfum de la maison, entré dans la légende. «Une femme sans parfum est une femme sans avenir», disait-elle. La composition à base d’aldéhydes, de jasmin et de vanille était inhabituelle pour l’époque. Au magazine «Paris Match», elle glissait désirer un parfum artificiel. «Je dis bien artificiel, comme une robe, c’est-à-dire fabriqué.»

Confortée par le succès – le parfum est encore aujourd’hui un best-seller et fait partie des plus vendus au monde –, Chanel a lancé la même décennie les premiers produits de maquillage. Son concurrent Christian Dior avait lui aussi senti le potentiel et lançait en 1947 le parfum Miss Dior, également suivi d’une ligne de maquillage. En 1957 et 1964, Givenchy et Yves Saint Laurent s’y mettaient à leur tour. Aujourd’hui encore, ces quatre maisons représentent la quintessence des cosmétiques de luxe. Et lorsque des produits comme la palette d’ombres à paupières «Couture Mini Clutch» d’YSL ressemblent en plus à un sac à main, la combinaison est parfaite. 

Ce n’est qu’en 2022 que Dolce & Gabbana a repris en interne sa ligne beauté, qui avait été confiée de 2016 à 2021 à l’entreprise de cosmétiques japonaise Shiseido. Sous la direction du CEO, Gianluca Toniolo, la maison italienne embauchait alors 300 nouveaux collaborateurs uniquement pour D&G Beauty. «Pour Stefano (ndlr: Gabbana) et Domenico (ndlr: dolce), un parfum ou une touche de maquillage est le dernier accessoire que l’on met avant d’aller à une fête, au travail ou à un dîner, comme on porte un sac, des chaussures ou un foulard», expliquait Gianluca Toniolo à «The National».

Pour l’Italien, une marque fashion se doit de proposer du parfum et du maquillage pour jouer dans la cour des grands, comme il l’a clairement expliqué à «Glossy»: «Si une marque de designer n’est active dans le secteur de la beauté que par le biais du parfum, elle n’est pas considérée comme un acteur établi ou important. Il faut au moins deux catégories, comme les parfums et le maquillage, pour être à la pointe des marques de créateurs. Et c’est précisément notre objectif.» Cette année encore, D&G Beauty souhaite également lancer une ligne de soins pour la peau.

Fidéliser une nouvelle clientèle

Les esprits sceptiques pourraient estimer que plus une marque se diversifie, plus elle se dilue. Mais le secteur de la beauté pourrait au contraire jouer les bouées de sauvetage. Alors que le chiffre d’affaires du groupe de luxe Kering, dont le portefeuille comprend des marques de mode comme Gucci, Balenciaga ou Saint Laurent, a chuté d’environ 15% au troisième trimestre 2024, Kering Beauté a fortement progressé. LVMH a également annoncé que la beauté est l’un des rares segments à ne pas avoir reculé au cours du trimestre en question. Le secteur des cosmétiques est lucratif, avec des marges élevées.

Selon Statista, le chiffre d’affaires de l’industrie cosmétique devrait dépasser les 580 milliards de dollars d’ici à 2027 – le marché recèle un grand potentiel, notamment en Chine et en Corée du Sud. Et c’est aussi un investissement dans l’avenir. Car avec un khôl qui ne coûte qu’une fraction d’un sac Kelly, les marques touchent un public plus large – et aussi plus jeune. Un public qu’ils fidéliseront idéalement à long terme et qui investira plus tard dans des vêtements plus chers.

Ce n’est certainement pas un hasard si Balmain a choisi la chanteuse et actrice Dove Cameron, 29 ans, comme ambassadrice pour son parfum Carbone. Ou encore que Prada Beauty s’est associé à la sensation pop Sabrina Carpenter après que la chanteuse a porté le baume à lèvres Prada (dans la teinte «Astral Pink») dans le clip de «Please Please Please». Cerise sur le gâteau: la chanteuse fait partie de la génération Z, un groupe cible important qui est en train de prendre son envol sur le plan professionnel. 

Mais c’est un exercice d’équilibrisme que de s’adresser au plus grand nombre tout en évitant de compromettre son positionnement dans le domaine du haut de gamme. La maison Hermès a montré la voie en 2020 en présentant sa première collection de rouges à lèvres à des prix nettement supérieurs aux autres propositions du marché. Alors que les collections de cosmétiques sont le plus souvent disponibles dans de nombreux grands magasins de luxe, Céline et Bottega Veneta – qui a lancé sa première collection de parfums en 2024 sous la direction de son designer en chef de l’époque, Matthieu Blazy – misent sur une distribution exclusive dans leurs propres boutiques.

Le designer belge Dries Van Noten voit dans les lignes de beauté bien plus qu’une diversification commerciale. «La beauté est l’essence même de ce que la marque de mode représente. D’une certaine manière, elle peut être encore plus personnelle, car c’est quelque chose que l’on applique sur la peau et que l’on sent réagir avec son propre corps», a-t-il déclaré à «Vogue». L’importance que revêt pour lui sa ligne de produits de beauté, composée de parfums et de rouges à lèvres, lancée en 2022, s’illustre par le fait qu’il continue à jouer le rôle de conseiller pour cette dernière. Alors même qu’il a présenté à l’été 2024 la dernière collection de mode qu’il a lui-même créée. Son propre jardin de 22 hectares, près d’Anvers, a servi d’inspiration pour les couleurs comme pour les motifs.

Un marché en pleine expansion

Tout n’est-il que belles apparences? Les CEO ont bien sûr les chiffres en tête, mais pas seulement. En juillet 2024, Paco Rabanne a fait de l’icône LGBTQIA+ Troye Sivan le premier support publicitaire mondial de sa nouvelle ligne de beauté, dont les produits sont explicitement neutres en termes de genre, soulignant ainsi l’importance de l’inclusion et de la diversité. Ce n’est pas une évidence, surtout dans le monde brillant de la mode, où les idéaux de beauté sont le plus souvent standardisés, où la body positivity n’a été en vogue qu’une ou deux saisons sur les podiums.

L’ancien directeur artistique de Valentino Pierpaolo Piccioli a également souligné l’idée d’inclusion lors du lancement de la ligne de maquillage: «Le travail que nous effectuons chez Valentino s’oriente vers des valeurs auxquelles nous faisons confiance. Nous sommes passés d’une esthétique basée sur l’exclusivité à une esthétique inclusive.» Les rouges à lèvres de la sous-marque créée en 2022 se présentent en 50 couleurs différentes, les fonds de teint «Very Valentino» sont disponibles en 40 nuances différentes, pour s’harmoniser à chaque nuance de peau. Ils ont été testés sur 5000 femmes dans huit pays, sur tous les continents. 

Cette année encore, la marque américaine Marc Jacobs Beauty veut faire une nouvelle tentative, après avoir été arrêtée en 2021. Balenciaga et Alexander McQueen, eux aussi, se lancent à nouveau dans une opération de séduction parfumée. Et il y a encore une foule de «nouveaux venus» dans les starting-blocks: Marni lance des parfums et une ligne de produits de beauté en collaboration avec Coty, Miu Miu a signé un contrat avec le groupe L’Oréal, tout comme Jacquemus. «Les parfums et le maquillage ont toujours fait partie de ma vision pour la marque», a fait savoir le directeur créatif, Simon Porte Jacquemus. Parler de concurrence acharnée est un doux euphémisme…