Les marques de beauté les plus en vue renouent avec la terre, avec ces plantes qui les constituent, qui les incarnent. Visite de lopins précieux, beaux et fondamentaux.
Avant que le soleil ne s’ancre trop résolument dans le bleu du ciel, les cueilleuses envahissent les champs, grande corbeille plate appuyée sur la hanche. Aujourd’hui, elles ramassent les si délicats coquelicots. Demain ce sera sans doute le tour du jasmin, de l’armoise ou du géranium rosat. Nous sommes dans les jardins coopératifs d’Ourika, une splendeur végétale qu’YSL Beauté a inaugurée en début d’été dans cette vallée fertile, aux pieds de l’Atlas, à une heure en voiture de Marrakech. La marque appartient au groupe L’Oréal et ce jardin réunit les mondes de la beauté et de la couture: les plantes sont celles qui donnent puissance, parfum et éclat aux cosmétiques (le coquelicot entre dans la composition du tout récent rouge à lèvres The Bold) tandis que le dessin des plantations s’inspire des éblouissantes compositions chromatiques de feu Yves Saint Laurent. Davantage qu’un jardin, c’est une féérie que le visiteur parcourt, nez au vent, en froissant entre les doigts une feuille de verveine ici, une autre de sauge là. Laurence Benaïm, la grande journaliste de mode et biographe d’Yves Saint Laurent, ne boude pas son bonheur en arpentant les rangées de calendulas: «Pour moi, c’est ici que bat le cœur d’Yves Saint Laurent, musarde-t-elle. Je le retrouve comme nulle part ailleurs dans cette retranscription paysagère de son enchantement, de ses émotions.» Cette fine connaisseuse a d’ailleurs aidé les architectes paysagers Eric Ossart et Arnaud Maurières, spécialisés en terres arides, à organiser les 40 essences plantées selon les principes de l’agriculture régénérative, mais aussi selon les palettes chromatiques. Le musée Yves Saint Laurent, ouvert en 2017 à Marrakech, a servi d’inspiration: il met en scène la passion que le couturier vouait aux lumières marocaines.
Les jardins d’Ourika ne sont pas destinés au grand public (encore que l’on puisse espérer quelques ouvertures exceptionnelles…), ils «n’ont pas vocation à être contemplatoires, mais exploratoires», selon les mots des architectes paysagistes. Ils s’inscrivent dans une réflexion plus fondamentale qu’une simple innovation muséologique et incarnent à la fois la recherche botanique qui se mène sur place et la responsabilité environnementale de la marque, son lent cheminement vers une transparence des filières d’approvisionnement et des conditions de production. Les rois du marketing auraient sans doute rêvé pouvoir créer un lieu aussi symbolique d’un coup de buzz magique, mais la terre ne se prête guère à ce type de raccourci. Pour que puissent germer et fleurir ces champs de beauté, il faut une multitude de planètes alignées.
L’aventure d’Ourika commence ainsi en 2012, coïncidant avec l’arrivée de Stephan Bezy comme directeur général international d’YSL Beauté. «J’ai très vite ressenti le besoin de reconnecter avec la nature, raconte-t-il, les pieds dans la terre rouge du Haut-Atlas. A l’époque déjà, toute l’industrie de la cosmétique avait pour credo «Go natural or go home!» – passe au vert ou oublie! C’était une tendance du marché, mais aussi une exigence des clients et des équipes. Un sentiment viscéral.» La mue ne va pas de soi pour une marque aussi urbaine que l’est YSL. «J’ai cherché un projet qui faisait sens, un projet sincère, poursuit Stephan Bezy. Le Maroc s’est vite imposé: le pays avait tant donné d’inspiration à la marque, qu’il était temps de lui rendre quelque chose.»
La filière vertueuse du safran
C’est ainsi que, l’année suivante, quand il s’agit de s’approvisionner en safran d’une magnifique puissance, dont les pistils contiennent des actifs anti-âge, pour la ligne de soins Or Rouge, Caroline Nègre, alors directrice scientifique devenue depuis aussi responsable du développement durable de la marque, se tourne vers le Maroc et réalise à quel point tout y est compliqué. Elle ne se laisse pas décourager et loue des terres, structure la filière du safran, assure la formation des cultivateurs et la qualité de la récolte, établit le processus de transformation. De fil en aiguille (la couture n’est jamais loin…), elle met en place une communauté qui compte aujourd’hui 33 femmes. Celles-ci s’approprient cette culture et s’assurent ainsi à la fois une formation (aussi en commerce et administration), un emploi stable et un revenu appréciable. Le projet s’étend à d’autres plantes que le safran, se déplace sur un terrain plus fertile et ce n’est qu’aujourd’hui, dix ans plus tard, que les jardins communautaires d’Ourika voient le jour dans l’actuelle configuration qui allie l’utile et l’inspirant, avec un laboratoire sur place pour analyser et transformer les plantes au pic de leur fraîcheur.
Dorénavant, chaque produit lancé par la marque contiendra au moins un ingrédient sourcé dans ce havre. «C’est notre projet souche, précise Stephan Bezy. Un jardin signature qui représente la matrice de notre engagement environnemental.» Car il ne s’agit nullement de se reposer dans l’ombre des bigaradiers: la marque entend transposer la démarche vers les autres sites mondiaux où elle s’approvisionne, à Haïti pour le vétiver, Madagascar pour la vanille et le géranium, l’Indonésie pour le patchouli. Elle s’engage par ailleurs, aux côté de l’ONG Re:wild, pour protéger et restaurer la biodiversité sur 100 000 hectares d’ici à 2030.
Et que dire à ceux qui crient au greenwashing? Caroline Nègre hausse les épaules: «Nous ne prétendons pas être premiers de classe, mais nous travaillons à la transparence et à une vraie proximité avec les gens sur le terrain. La marque a publié, en avril, son tout premier rapport environnemental. Nous allons certainement faire des erreurs, tâtonner, mais nous allons en parler et je peux vous donner le nom de la cueilleuse de calendula qui a récolté la fleur qui sera dans votre crème dans trois mois. C’est ce suivi intime qui nous importe.»
Si YSL Beauté inaugure au Maroc un petit miracle esthétique, botanique et social, elle n’est pas la seule marque à ériger son jardin en emblème de savoir-faire luxueux. «Je suis très touchée que la terre soit aujourd’hui abordée comme un métier d’art», relève Laurence Benaïm. Les lopins en majesté se multiplient en effet avec ferveur et les grandes marques actives dans la beauté y trouvent à la fois une source d’inspiration et une manière de sécuriser des matières premières d’exception. Souvent – toujours! – le lieu incarne l’engagement environnemental.
Clarins, par exemple! Cet autre grand nom de la beauté se réfère avec passion à son domaine alpin, ces 10 hectares au cœur d’une nature sauvage, à 1400 mètres d’altitude, à Serraval, en Haute-Savoie. Basés sur le pouvoir des plantes dès le lancement de la marque, en 1954 par Jacques Courtin-Clarins, les produits sont en lien direct avec les essences qui poussent-là haut, tonifiées par les soins conjoints de la permaculture et des chevaux qui labourent en douceur, sans matériel mécanique lourd – «un site de production exemplaire». L’entreprise s’est lancée dans cette aventure d’agriculture de montagne dès 1993. Là-haut poussent les plus résistantes des gentianes jaunes, les plus pures des mélisses, les plus apaisantes des joubarbes… et aussi le très rare sabot de Vénus, une orchidée menacée. Il a fallu du temps pour la mise en place, mais les résultats arrivent, avec, en 2019, 1,5 tonne de plantes récoltées, de 20 essences différentes… et un objectif de production 100% sourcée «du champ au pot», ainsi qu’une certification B Corp pour l’année prochaine. «Les entreprises ont le devoir d’agir pour bâtir un futur désirable», écrit Virginie Courtin-Clarins, petite-fille du fondateur et directrice générale déléguée du groupe Clarins, dans l’édition 2021 du rapport environnemental de l’entreprise.
Clarins Chanel
Mais retour aux fleurs! La maison Dior a inauguré l’an dernier sa première roseraie en hommage à cette rose de Granville qui a su s’épanouir malgré les embruns sur les flancs des falaises de Normandie, près de la maison natale de Christian Dior. Un domaine de 7 hectares et bientôt 5000 plants lui est désormais dévolu, avec des objectifs de préservation, de biodiversité et de recherche. Un premier produit issu de cette richesse moléculaire sort actuellement: La Crème, un soin du visage qui entend inverser les signes de l’âge sur la peau. Beauté, science et magie!
La terre bénie des plantes parfumées reste (ou redevient!) Grasse, cette belle région de l’arrière-pays de Cannes réputée pour son jasmin grandiflorum, ses roses de mai, ses tubéreuses ensorcelantes. La production florale traditionnelle y a connu des décennies difficiles, sous la pression d’une concurrence internationale meilleur marché, mais vit actuellement un renouveau: partout renaissent des champs architecturés comme des jardins, sous les auspices des grandes marques qui s’y approvisionnent en priorité et assurent la pérennité de cette culture d’excellence. Au cœur de la ville de Grasse, un projet exceptionnel du groupe de luxe LVMH résume à lui seul la richesse olfactive de la région: les «Fontaines Parfumées» est une ancienne bastide transformée en laboratoire et centre de recherche en parfumerie. Les grands nez que sont Jacques Cavallier-Belletrud et François Demachy, enfants du pays, y travaillent au quotidien, alors que sous leurs fenêtres embaument, savamment orchestrées, les fleurs les plus emblématiques de leur enfance.
Au nom de la rose
Christian Dior a lui aussi vécu avec bonheur dans ce paysage mythique dans les années 1950: au bout d’une allée d’ifs, son château de La Colle Noire donne sur un jardin merveilleux, dont la décoration intérieure reprenait le nuancier rose, vert et blanc. Depuis 2016, le domaine et ses terres ont été restaurés et là aussi vibre la précieuse énergie du couturier qui aimait tant le muguet. Un peu plus loin, toujours près de Grasse, Lancôme inaugure cet été le Domaine de la Rose, en hommage à la fleur emblématique de la maison, depuis sa fondation en 1935. Plus de 10 000 rosiers, des variétés anciennes et locales, s’épanouissent sur des terrasses soutenues par des murets de pierres sèches.
Chanel, de son côté, s’est imposée en pionnière, dès 1987, en soutenant la tradition florale de Grasse. Mais son jardin de cœur s’épanouit sans doute près du village de Gaujacq, dans les Sud-Ouest de la France. Une ferme et un conservatoire s’y consacrent exclusivement à la culture du camélia, cette fleur d’origine himalayenne, à la fois délicate et endurante, que Gabrielle Chanel accrochait à son corsage. Le «trésor botanique» que cette plante représente est étudié sur place, tandis que l’esthète flâne au gré de 2000 variétés récoltées autour du globe… dont les descendantes des deux pieds que Mademoiselle aurait commandés il y a plus de 100 ans. Certaines corolles sont habitées!
S’il faut savoir écouter le langage des fleurs, leur tout nouveau lexique décline les synonymes des mots luxe, patrimoine, mais aussi conservation, environnement, traçabilité, certification, responsabilité… L’avantage, avec les belles plantes, c’est qu’elles ne pratiquent pas la langue de bois. Elles racontent une quête de sens avec tout le panache de leurs corolles épanouies, l’élégance nonchalante des hampes et la poésie mélancolique des têtes. Le jardin est devenu un bien précieux et menacé, et c’est une belle déambulation que celle à laquelle invitent ses chemins.