Riche de ses terroirs et de sa diversité, le thé, autrefois simple boisson de début de journée ou de fin de repas, s'impose en accords majeurs dans les menus de grands chefs

On le croisait le matin, sachet plongé sans grand soin dans un mug d’eau chaude. Ou au creux de l’après-midi, pause providentielle pour réchauffer le corps et l’esprit. Loin de l’Orient qui l’a vu naître, et où sa dégustation s’accompagne depuis des millénaires de bien plus de cérémonies, le thé est longtemps demeuré cette boisson chaude, réconfortante mais ordinaire. Seuls nos voisins d’outre-Manche, brillants sujets de Sa Majesté, l’ont, de retour de leurs colonies, traité avec respect. Erigeant, le petit doigt levé, le tea time en emblème national.


Mais depuis quelques années, le thé fait sa révolution. Poussé par la mondialisation et l’émergence des plus belles maisons de thé sous nos latitudes, il déploie qualité et diversité. En vrac plutôt qu’en sachet, noir, vert ou blanc, grand cru de pure origine ou mélanges savamment élaborés, il est l’objet de toutes les attentions de la part d’amateurs de plus en plus éclairés. Désormais conscients de la richesse de ses interprétations et inspirés par l’influence croissante de la gastronomie asiatique, les chefs de cuisine en font l’allié de leurs recettes. Invitant leurs sommeliers à mixer variétés, origines, températures et rituels de service. Répondant aussi, pile-poil dans la tendance, à la demande croissante d’accords mets et boissons sans alcool.

Infusion étoilée

Dans son nouvel écrin lausannois du Beau-Rivage Palace, rouvert après des mois de rénovation, Anne-Sophie Pic, cheffe la plus étoilée au monde, continue d’explorer la palette aromatique du thé. Aux prémices d’un menu guidé par son concept d’imprégnation, où l’alchimie des arômes donne le la, le voici qui accompagne divinement ses fameux berlingots, trio de coussinets garnis de fromage de chèvre, lovés dans un velouté de maïs relevé de safran du Jorat et de lavande.

Avec ce thé vert Sejak Sparrow’s Tongue, venu tout droit de Corée du Sud, Paz Levinson, cheffe sommelière du groupe Pic et complice de création de la cuisinière, at­teint des sommets: «Avec ce thé, on est dans une harmonie parfaite. Celle de la température d’infusion, proche de celle de la sauce. Celle du goût ensuite, grâce aux tanins de ce thé sauvage de Corée et à sa saveur herbacée qui relève la texture du fromage. Enfin, le côté toasté de la feuille qui a été passée au wok et qui rappelle l’aspect toasté du maïs.»

À l’heure du fromage aussi

Servi dans des tasses transparentes, le breuvage est surprenant, déconcertant même, pour ceux qui ne jurent que par le vin pour accompagner pâtes dures ou molles. L’accord est pourtant si évident qu’il a aussi été adopté sur l’autre rive du lac Léman, à Evian. Le bar de l’Hôtel Royal a en effet tenté au début de cette année l’expérience d’un tea and cheese time étonnant. Le combo consistait en un trio de fromages accompagné d’un thé vert chinois d’origine «Long Jing Premium» servi dans un verre à pied. Ce pas de deux a été imaginé par Carine Baudry, «nez» venu de la parfumerie et désormais tea master de la maison de thé Nunshen.

Pour ce quatre-heures fromager, elle peut compter sur tous les talents du Camellia sinensis: «Le thé présente de nombreuses similitudes avec l’univers du vin. A la dégustation, on l’observe, on le sent, on le goûte. On évoque ses tanins, ses composés odorants, sa matière, sa structure. On décortique sa palette odorante. Et comme avec le vin, on raconte une histoire, un terroir. Enfin, pour les accords, on travaille en résonance ou en complémentarité avec les plats, comme le fait un sommelier.» Autrefois contrainte de convaincre chefs et sommeliers peu enclins à sortir des accords mets-vins, Carine Baudry sent que l’idée du thé infuse chez les pros de la gastronomie.


La tea master Valérie Peyre, qui a autrefois contribué à faire connaître le thé de qualité en Suisse à travers Tekoe, propose aujourd’hui aux plus grandes tables ses trouvailles, à travers Chanoyu et ses thés premium: «Les jeunes chefs et les nouveaux sommeliers osent davantage. Ils ont plus voyagé et sont plus ouverts à d’autres propositions. Ils tiennent compte des personnes qui ne boivent pas d’alcool et qui refusent qu’on les abandonne devant le choix eau plate/eau gazeuse.»


Si, en Suisse alémanique, la tendance peine encore à s’imposer, de grandes tables étoilées s’y aventurent peu à peu. A Bâle, thés et infusions soulignent les saveurs du menu Aroma de Tanja Grandits au Stucki. Tandis que dans les Grisons, à Fürstenau, le Oz, l’adresse végétarienne d’Andreas Caminada, propose des breuvages infusés qui offrent un étonnant pas de deux avec les compositions légumières tout droit sorties du jardin attenant.


Et que dire de la Suisse romande où les cuisiniers osent les thés comme ingrédients à part entière? Thé Oolong dans un dessert à la myrtille sauvage ou darjeeling avec une lan­goustine… Benoît Carcenat, chef doublement étoilé du Valrose à Rougemont, n’est, selon son propre aveu, pas un buveur de thé. Mais en explore toutes les nuances quand il s’agit de sublimer le goût: «Le thé, c’est une palette de goût immense, qui ajoute énormément, et de manière très subtile à l’intention d’un plat.» Une audace qui prouve qu’en gastronomie aussi, on aime passer à l’heure des thés.