Des préparations de l'antiquité au stick rétractable d'aujourd'hui, le rouge à lèvres est d'avantage une coquetterie. On a parfois risqué sa vie à se peindre les lèvres...
Eclipsé par le masque sanitaire, le rouge à lèvres revient en grâce et en force. Sa genèse montre combien l’artifice est bien davantage qu’un caprice. S’il a parfois été motif de condamnation à mort, il a aussi sauvé des vies. «Ne m’oubliez pas», c’est ainsi que le Français Aimé Guerlain a baptisé la toute première création de la maison. Etait-ce prémonitoire? Toujours est-il que l’histoire de la beauté retient qu’avec cette préparation écarlate à base de cire d’abeille colorée, d’huile de ricin et de suif de cerf, Guerlain a inventé le rouge à lèvres tel que nous le connaissons.
Son lancement en 1870 pose l’un des jalons marquants de l’histoire du rouge à lèvres. «D’après des découvertes réalisées dans des tombes du néolithique, on sait qu’à cette époque déjà, on utilisait la couleur rouge pour se peindre le visage», explique Michaela Lindinger, conservatrice au Musée de Vienne et collectionneuse de rouges à lèvres depuis l’âge de 12 ans. «Cette teinte a toujours fait office de signal pour démontrer le pouvoir, l’influence, la volonté de se battre, ainsi que la sensualité.»
Dans la Grèce antique, les ancêtres du rouge actuel servaient à distinguer les dames de la haute société des prostituées. En effet, ces dernières coloraient leur bouche pour signaler leur activité. A l’inverse, chez les Egyptiens, seuls les femmes et les hommes fortunés habillaient leurs bouches. Que ce soit de rouge, de rose, d’orange ou de bleu noir: Ces cosmétiques contenaient des ingrédients précieux. Il fallait en effet écraser 100 000 à 150 000 cochenilles pour obtenir 50 grammes de teinture cramoisie. Seules des personnes influentes, Cléopâtre en tête, pouvaient se permettre cette fantaisie.
50 AV. J.-C.
Dans l’antiquité, habiller ses lèvres de rouge était réservé aux dignitaires, comme ici Cléopâtre.
L’arrivée des cochenilles d’Amérique du Sud, importées par les conquérants espagnols vers le milieu du XVIe siècle, amorce un changement. «Ces petites bêtes contenaient davantage de colorant que leurs cousines européennes. Par conséquent, produire de la teinture coûtait moins cher», résume Michaela Lindinger. Les influenceuses d’alors, telle Elisabeth Ire d’Angleterre, ont sauté sur l’occasion. Elles coloraient leurs lèvres en rouge vif pour créer un contraste avec leur visage blanc poudré. Au grand dam des gardiens de la morale, comme le philosophe italien Tommaso Campanella, qui réclame la peine de mort pour «toute femme qui se maquille le visage pour s’embellir».
1575
Elisabeth 1re peignait ses lèvres d’un rouge vif contrastant avec son visage poudré.
En 1770, le Parlement britannique permet aux hommes d’annuler leur mariage s’ils ont été séduits par une femme aux lèvres maquillées. Et l’on raconte que, par sécurité, la Grande Catherine s’abstenait d’utiliser des couleurs artificielles sur son visage. A la place, la légende veut que l’impératrice de Russie ait coutume de demander à ses serviteurs de sucer, voire de mordre légèrement ses lèvres, pour imiter l’effet du maquillage.
Pendant la Révolution française aussi, porter de rouge à lèvres équivalait à risquer sa tête. C’était un signe aristocratique, ce qui ne suscitait pas vraiment la bienveillance du peuple.
Une centaine d’années plus tard, en 1883, la tendance s’inverse doucement lors de l’Exposition universelle d’Amsterdam: «Deux parfumeurs parisiens avaient alors réussi à solidifier de la pommade rouge avec du suif de cerf. Cette création, surnommée «boudin», ne séduisait guère. Pareille à un petit crayon de cire, elle coûtait une fortune», selon la conservatrice. Ce qui ne décourage pas l’actrice française Sarah Bernhardt, qui adopte aussitôt le «Stylo d’amour».
1910
Sarah Bernhardt, fan du « Stylo d’amour ».
Le rouge de la révolte et de la survie
«Le rouge attire les regards», confirme René Koch, fondateur du Musée du rouge à lèvres à Berlin. En effet, une étude affirme que les hommes passent sept secondes de plus à regarder les femmes aux lèvres maquillées. En 1912, à New York, les suffragettes arboraient des lèvres rouges lorsqu’elles manifestaient pour le droit de vote des femmes. Solidaire, Elizabeth Arden leur a même distribué ses produits. «Ce sont surtout les vedettes du show-business et les demi-mondaines qui portaient du rouge à lèvres. Mais à mesure que les femmes prenaient confiance en elles, durant les années 1920, et avec l’invention du bâton coulissant, ce produit s’est imposé comme incontournable», précise Michaela Lindinger. Des stars du cinéma telles Louise Brooks ou Mae Murray, avec leurs bouches sensuelles, ont en outre contribué à son succès. «Ces influenceuses d’alors ont participé de manière significative à rendre le rouge à lèvres populaire.»
En France, Paul Baudecroux, un chimiste, va accélérer cet enthousiasme. Il invente en 1928 le «Rouge Baiser», premier bâton à lèvres longue tenue et indélébile. Le dessinateur René Gruau les immortalise en une série d’affiches restées célèbres. Mais des lèvres rouges peuvent avoir d’autres effets qu’attirer les regards. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Elizabeth Arden a utilisé les «Victory Red» et «Patriot Red» pour remonter le moral des femmes, dans l’armée américaine et dans les foyers. «Cette même raison a amené le premier ministre britannique à encourager la population féminine à porter du rouge à lèvres», souligne Michaela Lindinger. Des rescapées lui ont révélé que l’on en utilisait dans les camps de concentration. «Il servait surtout à avoir l’air en meilleure santé pour échapper aux chambres à gaz. Parallèlement, ce petit objet ramenait une certaine normalité dans leur quotidien, contribuant ainsi à leur donner le courage de l’affronter.»
Le rouge à lèvres moderne
Pour René Koch, la dernière révolution dans le domaine est l’invention du bâton rétractable. Il a été pensé par les Américains juste après la guerre. «La couleur monte comme un phallus. Voilà comment le rouge à lèvres moderne est devenu un symbole érotique.» Le premier rouge à lèvres aromatisé a été lancé en 1956 ne cesse d’être perfectionné: pigments réfléchissant la lumière, composants nourrissants, textures différentes et une foule de couleurs.
Et aujourd’hui? Après presque deux ans de pandémie, son retour sur les lèvres est comme un symbole de la nouvelle normalité. Il est synonyme de moments inoubliables – pile dans l’esprit d’Aimé Guerlain.
1956
Guerlain et d’autres perfectionnent le produit.
1980
Popularisé par Madonna, le Russian Red de M.A.C. a marqué les 80’s.
2021
Une minaudière et un étui en série limitée signés Dior: Quand le rouge à lèvres devient bijou.