Diane Von Furstenberg a créé la robe portefeuille, incarnation du féminisme. Une exposition à Bruxelles lui rend hommage.
Devise en lettres de diamants accrochées à une chaînette, étincellante sur sa peau bronzée: «In Charge». De fait, la styliste américaine Diane von Furstenberg a toujours tenu son destin entre ses mains et une création en particulier incarne cette attitude: la robe portefeuille, dans les années 1970, a marqué l’histoire du vêtement et des femmes qui s’assument. En jersey de soie confortable et souple, elle se drape autour du corps en un tournemain, flatte toutes les silhouettes, se porte du matin au matin… Et la symbolique est jolie pour des femmes de tête à l’aise avec leurs envies: comme la robe se noue à la taille d’un seul lien, elle est aussi facile à enfiler qu’à enlever.
Pour faire court: à l’aube de ses 20 ans, la Belge Diane Simone Michelle Halfin, de père moldave et mère grecque, épouse le prince Egon von Fürstenberg, émigre avec lui aux Etats-Unis, se débarrasse des points au-dessus du ü (et bientôt du prince aussi, père de ses deux enfants), mène une vie de jet-setteuse et construit un empire vestimentaire. A l’occasion du 50e anniversaire de sa mythique robe portefeuille, le Fashion & Lace Museum de Bruxelles rend hommage à cette icône de la mode, qui affiche crânement ses 76 ans. L’exposition «Woman before Fashion» tire le fil rouge de la vie de la créatrice: l’engagement pour la cause des femmes.
Depuis 2010, Diane von Furstenberg décerne chaque année un prix d’encouragement aux jeunes créatrices, le «DVF Award». Elle a également créé la plateforme digitale «In Charge», qui établit une sorte de réseau d’échange de compétences et de soutien entre les femmes du monde entier. La raison de cette sensibilité est sans doute à chercher dans sa biographie: fille d’une mère survivante du camp de concentration d’Auschwitz, la petite Diane a clairement intégré l’idée qu’il ne fallait jamais se poser en victime. «Ma naissance à elle seule a été une victoire sur le malheur», dit-elle. Un autres slogan (encore un!) accompagne sa carrière: «Fear is not an option», la peur n’est pas une option. Cette certitude chevillée au corps, cette foi en la force féminine s’incarne aussi dans un symbole dressé dans le port de New York: Diane von Furstenberg a été nommée marraine de la statue de la Liberté et elle a collecté 100 millions de dollars en dons pour le Statue of Liberty Museum. Ses vêtements ont aussi amplement participé à cette vision de femmes libres, dans leurs corps comme dans leurs têtes.
Vous souvenez-vous du moment où l’idée de la robe portefeuille vous est venue?
J’ai d’abord créé un t-shirt portefeuille, la robe a suivi. J’ai travaillé en Italie dans une usine textile où l’on fabriquait des tissus en jersey. C’est là que j’ai tout appris sur les motifs et les couleurs. Pour la robe portefeuille, je me suis inspirée des tenues de ballerines.
Dans le climat sociopolitique actuel, vos robes font envie, car elles enveloppent, sécurisent. Les voyez-vous ainsi?
Hmm, difficile à dire. Il n’est pas facile de se juger soi-même et de juger son travail. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime tant cette exposition: elle montre le point de vue de quelqu’un d’autre sur mes vêtements et mon travail.
Comment l’exposition a-t-elle vu le jour?
Le Fashion & Lace Museum a un nouveau conservateur, très jeune, en la personne de Nicolas Lor. Il voulait faire sa première exposition sur moi, alors il m’a appelée. Je lui ai demandé pourquoi il voulait faire sa toute première exposition sur une vieille femme. Il y a tellement de grands designers belges d’avant-garde! Il m’a dit que mon travail était intemporel et toujours très important. Un grand compliment!
Qu’est-ce qui se cache derrière le titre « Woman before Fashion »?
Pour moi, la femme passe toujours en premier. Quand j’étais jeune, je ne savais pas ce que je voulais devenir, mais je savais exactement quel genre de femme je voulais être: une femme qui décide de sa propre vie – a woman in charge! Je le suis devenue par la grâce d’une robe. Et parce que j’ai donné de l’assurance à beaucoup d’autres femmes avec cette petite robe sans bouton ni fermeture éclair, qui est devenue le symbole de la libération de la femme.
La liberté joue un rôle si fondamental dans votre vie…
Ma mère était féministe. Dix-huit mois avant ma naissance, elle était prisonnière politique au camp de concentration d’Auschwitz. A la fin de la guerre, elle ne pesait plus que 29 kilos, on ne pensait pas qu’elle survivrait. Mais elle l’a fait. Elle est revenue en Belgique et ma grand-mère l’a nourrie comme un petit oiseau. Le médecin lui a alors dit qu’elle devait attendre au moins trois ans pour avoir un enfant, sinon son bébé ne serait pas «normal». Neuf mois plus tard, je suis venu au monde et effectivement, je n’ai jamais été très normale (rires).
Lorsque vous aviez 9 ans, vous avez pris un train de Bruxelles à Paris et vous avez dit plus tard que ce voyage avait fait de vous une féministe. Dans quelle mesure?
Lors de ce voyage, j’ai eu pour la première fois de ma vie le sentiment d’être aux commandes. Ma mère m’avait mise dans le train, le voyage durait alors cinq heures. J’étais encore très jeune. J’avais un peu peur, mais je ne le montrais pas – parce que c’était la première fois que je sentais que j’étais responsable de moi.
Vous avez construit votre entreprise sur un seul produit. C’était aussi courageux – pour ne pas dire risqué?
Je ne me suis jamais posé la question. J’ai créé cette robe et elle m’a été arrachée des mains. Elle s’est si bien vendue que les acheteurs en voulaient toujours davantage. A un moment donné, j’ai pensé que cela devenait trop, qu’il y avait une saturation. Mais dans ce métier, on ne prend pas toutes les décisions seul.
Il y a quelques années, DVF était sur le point de déposer le bilan. Or, pendant la pandémie, alors que de nombreuses entreprises étaient en difficulté, vous avez redressé la barre et renoué avec les chiffres noirs. Comment avez-vous fait?
Nous avons fermé de nombreux magasins, développé la vente en ligne et mon partenaire en Chine m’a aidé avec la production. Mais nous sommes toujours en plein processus de restructuration.
Pensez-vous que les femmes créatrices ont une approche différente de la mode que les hommes créateurs?
Tout à fait. Christian Lacroix m’a dit un jour: les hommes créent des costumes, les femmes créent des vêtements. Prenez par exemple le jersey. Les designers hommes rechignent un peu, mais les créatrices l’aiment parce qu’elles savent qu’un tissu extensible est très confortable. Je suis convaincue que les femmes privilégient une approche beaucoup plus pratique.
A 28 ans, vous faisiez déjà la couverture de Newsweek et du Wall Street Journal. Vous êtes-vous dit à l’époque; « Oh la la, qu’est-ce qui m’attend »?
Vous savez ce qui est drôle? À l’époque, le monde entier m’admirait. Mais au fond de moi, je ne me sentais pas bien. De l’extérieur, on peut passer pour l’incarnation du succès, mais personne ne voit que l’on traverse une période difficile. Et parfois, c’est l’inverse: on vous imagine à terre alors que vous planifiez déjà votre retour sur scène. Les choses ne sont jamais simplement ce qu’elles semblent être.
Pensez-vous que votre robe facile en toutes circonstances aurait aujourd’hui le même succès qu’il y a 50 ans?
J’ai presque toujours vécu ma vie comme si les médias sociaux avaient déjà existé. J’étais une princesse européenne qui arrivait à New York: jeune, dotée de belles jambes et d’une chevelure abondante. A l’époque, mes vêtements ne coûtaient que 86 dollars. Pour les vendre, j’ai voyagé dans tout le pays. Plus j’ai eu de succès, plus j’ai pris de l’assurance – et cette assurance s’est transmise aux femmes qui ont acheté mes robes. La relation la plus importante dans la vie, c’est celle que l’on a avec soi-même. Alors oui: je suis convaincue que j’aurais le même succès aujourd’hui.
Michelle Obama et Amy Winehouse ont toutes deux été photographiées dans vos robes – deux personnalités d’âges et d’univers très différents. Vos robes vont à tout le monde!
Mes vêtements deviennent une partie de soi. Lorsque vous les portez, ils se fondent en vous. C’est exactement ce que j’aime. On ne devrait pas se souvenir de la robe, mais de ce que l’on a ressenti en la portant.
Sur la première carte de Noël que Michelle Obama a envoyée depuis la Maison Blanche, elle porte aussi une de vos robes.
C’était toute une affaire: la première carte de Noël en tant que première dame!
Vous a-t-elle consultée?
Non, non. Il s’agissait d’une photo prise lors d’un shooting pour Vanity Fair. C’est Annie Leibovitz qui a fait les photos, elle est une amie à moi. Six mois plus tard, Noël approchait et Michelle Obama a choisi précisément cette photo.
Pensez-vous que les vêtements peuvent véhiculer un message politique?
Très certainement. J’aime quand des slogans sont intégrés dans le tissu, avec lesquels on peut faire de petites déclarations.
Vous êtes citoyenne d’honneur de Bruxelles depuis 2018, maintenant cette exposition. Cette célébrité tardive dans votre pays natal vous surprend-elle?
Il y a ce proverbe: nul n’est prophète dans son pays, qu’il faut d’abord être découvert ailleurs. Les Belges disent qu’ils sont très fiers de moi, c’est très émouvant pour moi. Et j’ai aussi réalisé à quel point j’aimais la Belgique.
Vous avez été en internat à Lausanne et avez étudié à Genève. Quels sont vos souvenirs de la Suisse?
J’adore la Suisse! Cette année, je suis allée à Davos. J’avais oublié à quel point la Suisse est rassurante. Ce sentiment est difficile à expliquer, mais la Suisse dégage cette certitude d’être bien entouré. On entre dans une pharmacie – et hop, on est déjà guéri (rires).
Sur le site de DVF, il y a aussi un horoscope. Êtes-vous superstitieuse?
Quel est votre signe astrologique?
Je suis Bélier.
Ah ! C’est un signe chanceux. Moi, je suis Capricorne. Attendez, je vais vous montrer (ndlr, elle fait défiler son fil Instagram et montre l’image d’un bouquetin sur une montagne). Vous voyez, nous sommes toutes les deux des bêtes à cornes, c’est ce qui nous définit: pour nous, il n’y a qu’un seul chemin – grimper toujours vers le haut!
Pendant la pandémie, vous avez écrit un livre, « Own it: The Secret to life ». Quel est-il, ce secret?
Quand j’ai lancé le mouvement In Charge, j’ai réalisé que le problème résidait souvent dans la responsabilité personnelle. Quand on connaît ses faiblesses, on peut les transformer en forces. Le livre a connu un joli succès et j’en écris aujourd’hui la suite: «Live it: The Secret to Joy». J’aime les mots, c’est pourquoi certains voient mes habits comme des affiches.
Êtes-vous encore activement impliquée dans les affaires?
Je m’implique jusqu’au moment où je suis certaine que la situation est entre bonnes mains.
Votre petite-fille Talita est co-présidente de DVF. Reprendra-t-elle un jour l’entreprise?
Elle a toujours voulu travailler chez DVF. Oui, il est probable que je lui transmette un jour l’entreprise. Mais dès que ce sera le cas, ce sera à elle de déployer sa propre vision.
Vous êtes dans l’industrie de la mode depuis cinquante ans, avec des hauts et des bas. Devient-on serein avec le temps?
Vous savez quoi? C’est la vie! La mienne a été magnifique et bien remplie. C’est comme une rivière qui serpente à travers différents paysages: parfois c’est vallonné, parfois c’est ensoleillé, parfois c’est nuageux. Mais le plus important, c’est de ne jamais nager à contre-courant!