La cheffe multi-étoilée Clare Smyth invite à déguster les produits humbles, en version sublimée. Gloire aux pommes de terre, oeufs et grains d'épeautre.
Tailleur-pantalon noir et chemise blanche, la grande cheffe anglaise Clare Smyth ne s’embarrasse pas de casse-tête vestimentaire. L’important est ailleurs: dans son merveilleux sourire, dans l’intensité de son regard quand elle parle de sa démarche gastronomique, dans l’infinie curiosité qui la caractérise.
A 44 ans, elle est la première et seule femme consacrée au guide Michelin en Grande-Bretagne, pour les prouesses réalisées dans son restaurant de Londres, Core. Une autre adresse à Sydney et bientôt une plus familiale dans le quartier londonien de Chelsea (pour des plats anglais traditionnels traduits à un autre niveau) diffusent sa vision d’une haute cuisine intransigeante, qui s’emploie à sublimer les produits les plus humbles – et pourtant exquis. Avec, comme préoccupation centrale, la gastronomie saine, de fort ancrage en Grande-Bretagne: «Il y a tellement de producteurs à deux pas de ma porte que j’ai envie de mettre en valeur…»
De passage en Suisse, en visite à la manufacture horlogère Hublot, dont elle est ambassadrice, elle prend le temps de raconter sa vision du luxe décontracté, sans nappe blanche ni vocabulaire ronflant, mais avec la personnalisation amoureuse de chaque détail, dans et autour de l’assiette. La vaisselle et les couverts sont dessinés maison et produits artisanalement en Grande-Bretagne, la musique est celle qui met la cheffe de bonne humeur (les Rolling Stones ou Fleetwood Mac) et les habitués disposent de leur serviette brodée… «Ce sont les gens qui font la richesse d’un restaurant: ceux du service et de la cuisine, comme ceux dans la salle», dit Clare Smyth.
Laquelle n’est pas seulement artiste: à la tête d’une entreprise de 57 employés, elle s’assume en femme d’affaires, qui ambitionne de voir répliquée son approche du produit de proximité, générateur de bonheur, du jardinier au gourmet en passant par la cuisine. Cette boucle vertueuse pourrait changer à jamais notre dialogue avec la pomme de terre fraîchement sortie du sol. Chiche?
La pomme de terre! Votre grande table base sa réputation sur la manière de préparer ce tubercule de tous les jours…
Quand, en 2017, nous avons ouvert Core – un nom que l’on peut entendre comme synonyme de cœur – mon premier de cuisine, Jonny Bone, a relevé que je mangeais des pommes de terre chaque jour: «Il faut vraiment que nous en ayons au menu, c’est tellement toi!» J’ai grandi dans une ferme en Irlande et j’en ai gardé l’appétence de ce féculent comme base alimentaire. Chez moi, près de l’océan, la terre avait ce petit goût salé, cette profonde minéralité, qui parfumait les plantations. Alors nous avons mariné la pomme de terre avec des algues pour exalter ces saveurs marines. Ensuite nous avons ajouté les œufs de poisson – ceux qui se mariaient le mieux avec la texture de la pomme de terre étaient les œufs de truite et de hareng, tant par leur saveur que par leur légère croustillance. Tant pis pour le caviar! Au final, on parfait le plat en ajoutant une sauce au beurre et des explosions de fraîcheur en bouche, sous forme d’herbes, de fleurs, de parfums. Les clients ont tout de suite senti le goût de vérité de ce plat qui m’est si proche.
Votre credo, ce sont les produits locaux, dopés à l’amour…
Ma cuisine est un hommage aux producteurs, à la manière dont ils travaillent. Chaque plat naît d’un ingrédient spécifique, avec le message qu’il véhicule. Un exemple: j’adore l’épeautre, cultivé en Angleterre depuis plus de 3000 ans. Or cette céréale ancienne connaît actuellement un retour, par la grâce d’un homme d’affaires hors normes, qui en a sélectionné les variétés les plus intéressantes et les cultive de la manière la plus naturelle qui soit. Cet homme est Roger Saul, fondate0.ur de la marque de luxe Mulberry, qui s’est reconverti dans l’alimentaire et vit aujourd’hui avec sa famille au cœur d’un vaste domaine. Son parcours professionnel lui a donné un flair exceptionnel pour les tendances de société et un vrai sens des meilleurs standards de qualité. Le luxe bio! Et une réflexion fondamentale sur ce qui est bon pour notre santé.
Et que faites-vous de son modeste, sain et sublime épeautre?
J’adore le défi difficile de transformer un ingrédient banal en délicat festin. Mes compétences, ma créativité de chef sont au service de cette mission. Pour l’épeautre, j’explore une piste inspirée du risotto, en version beaucoup plus légère. Je l’aime particulièrement en association avec des champignons sauvages, de l’ail des ours.
Quelle place prend cette quête du producteur parfait?
Ce réseau humain me passionne et m’occupe beaucoup. Je le vois comme un chemin commun, dans la durée, fait d’échanges, d’essais, de dégustations. Et quels destins derrière chaque projet… Tenez, notre éleveur de moutons favori travaille dans la ferme qui a appartenu à Beatrix Potter – cette merveilleuse écrivaine et illustratrice anglaise, qui a écrit le conte pour enfant de Pierre Lapin, en 1902. Il a une septantaine d’années et son univers reste proprement idyllique. Sa ferme est follement inspirante – tellement anglaise!
Et du coup ces producteurs se plient à vos désirs?
La relation privilégiée nous permet de demander des choses un peu délirantes… Le producteur d’herbes et de fleurs se moque toujours de moi en disant: «Vite, vite! Je dois prélever cette feuille maintenant, car dans trente secondes, elle sera trop grande pour vos standards!» C’est de l’ultra-précision, je sais. Mais la qualité est à ce prix et ce n’est que quand on a d’excellentes relations de confiance – et un certain sens de l’humour – que l’on peut obtenir ce type de produit. C’est peut-être dans cette absolue précision que je me sens si proche des montres Hublot… Je trouve amusant de faire le parallèle entre la gastronomie et l’horlogerie.
D’autres points communs entre vos deux mondes?
J’aime Hublot depuis longtemps et nous partageons une vision commune de la manière de faire les choses. La vocation à repousser les limites me touche particulièrement, avec cette façon de bousculer les conventions dans un métier de tradition. Eux travaillent avec de la céramique high-tech plutôt qu’avec de l’or, moi avec des oignons plutôt que du homard. L’audace est la même. J’adore! Et c’est aussi une manière de s’adresser aux nouvelles générations. La gastronomie sans nappe blanche, ni cloche d’argent, l’horlogerie revisitée…
Le public mange-t-il mieux, sous l’impulsion de grands chefs?
Je le crois vraiment. Je constate tous les jours que mes clients regardent le légume autrement en fin de repas. Cette carotte qu’ils ont souvent négligée leur apparaît soudain comme une source inédite de saveurs et de surprises. Cela fait partie de l’éducation.
Outre l’intérêt pour les légumes locaux, quelle sera la prochaine vague, dans le monde de la gastronomie?
Les chefs qui empruntent une démarche locale analogue à la mienne sont encore très minoritaires. Mais je pense que nous allons continuer à nous éloigner de la consommation massive de viande, en faveur d’une revalorisation des poissons, et, oui, un accent prioritaire sur le légume. Et nous allons apprendre à moins gaspiller, ce qui pousse vers des plats différents, qui valorisent les morceaux dits moins nobles. Dans mon restaurant, nous ne gaspillons aucun aliment – jamais. Le gaspillage n’est simplement pas éthique.
Comment gérez-vous trois restaurants à la fois?
J’ai la chance d’être entourée d’une équipe fantastique et très stable. Beaucoup m’accompagnent depuis 12 ans. En fait, ma seule vraie motivation à ouvrir de nouvelles adresses réside dans la nécessité d’offrir des opportunités pour mes collaborateurs et leur confier des responsabilités. Pour travailler dans la durabilité et ne pas perdre des talents, il n’y a pas d’autre option que de grandir. C’est un système qui s’alimente tout seul et je suis très fière d’accompagner ainsi les jeunes.
Vos produits dérivés participent à ce modèle d’affaires…
Effectivement. Nous lançons aussi cet été une ligne de couteaux professionnels, fabriqués par l’une des plus anciennes coutelleries du pays. Nous autres chefs utilisons les meilleurs outils et j’aime partager cette connaissance avec le public. Et ils sont si beaux!
René Redzepi a annoncé la fermeture du Noma en clamant que la gastronomie n’est économiquement viable que si les employés sont exploités… Pas chez vous, à l’évidence!
Je crois que les abus dénoncés sont réels, mais qu’ils datent souvent. Les choses ont beaucoup évolué en direction du respect du personnel et je trouve difficile d’affronter ces critiques, car nous sommes beaucoup de la même génération à lutter pour inventer des cuisines différentes.
Qu’est-ce qui peut aider à changer cette culture?
L’enjeu est de bien expliquer le coût de la gastronomie. C’est en essayant de faire les choses au rabais que l’on génère une culture de l’abus. Il faut mettre en valeur le professionnalisme de notre industrie, avec des brevets reconnus. L’Angleterre n’est actuellement pas à niveau dans ce domaine et je suis aussi en train de lancer un projet d’académie hôtelière avec l’Université de Birmingham. Le besoin est d’autant plus crucial que la Grande-Bretagne ne fait plus partie de l’Europe et que nos jeunes ne peuvent plus se former auprès des grandes maisons, par exemple françaises. Cette situation m’attriste énormément. Fondamentalement, il faut que le client reconnaisse, en en payant le prix, la valeur de la gastronomie. Ce secteur est onéreux, mais fondamental. Nous relions les gens entre eux, nous leur apportons du bien-être, nous accomplissons un travail de réparation. Je pense qu’il y a vraiment un marché pour l’excellence.
Et vous? Cuisinez-vous encore à la maison ou refusez-vous d’approcher du moindre fourneau durant votre temps libre?
Si, si, je cuisine! J’adore cuisiner à la maison! Pour être honnête, je dispose d’une équipe de 20 personnes dans un endroit, 30 dans l’autre… alors je n’interviens que de manière sporadique. A la maison, je cuisine des plats simples, pour mon mari et moi, comme du poulet rôti ou des grillades. Je dois avouer que la seule expérience qui m’ait plu durant le confinement a été de cuisiner chaque jour.
Habitez-vous au centre de Londres?
Oui, dans une maison avec jardinet, mais je n’ai hélas pas le temps d’y cultiver grand-chose. Il faut beaucoup d’énergie, de savoir-faire et d’amour pour faire pousser de beaux légumes.
La gastronomie relie les gens entre eux et apporte du bien-être, de la réparation.
Quels étaient les plats d’enfance qui vous ont donné le goût du bien manger?
J’étais nourrie aux ragoûts, à tous ces plats qui mijotent une éternité, l’Irish stew, les soupes aux céréales, les poissons pochés dans du lait… Une nourriture rustique et chaleureuse.
Et quel a été votre Aha moment pour la gastronomie?
Je travaillais dans les restaurants locaux, pendant les vacances scolaires, et je m’y suis vraiment éclatée. J’adore manger et j’ai été incitée à expérimenter. A priori, je pensais m’orienter vers un «vrai» métier, avec des perspectives… Puis j’ai compris que dans l’alimentaire aussi une carrière était possible. Je me suis mise à suivre les chefs étoilés. Un jour, à 15 ans, je suis tombée sur le livre de cuisine du chef suisse Anton Mosimann, qui était à l’époque Maître chef de cuisine à l’hôtel Dorchester, à Londres. Vous voyez de quel livre je parle? Celui avec la fantastique couverture noire, Cuisine naturelle, paru en 1985. A l’origine, c’est surtout le visuel qui m’a plu… J’ai plongé dedans avec passion et je n’en suis jamais sortie.
Vous avez ensuite travaillé cher Terence Conran, puis en Australie, auprès d’Alain Ducasse à Paris et surtout de Gordon Ramsay, à Londres…
… et j’ai fini par travailler avec Anton Mosimann aussi! En 2018, nous avons assuré ensemble le repas du mariage royal, qui a uni le prince Harry à Meghan Markle. Ils m’ont demandé de cuisiner, mais je ne dispose pas d’une infrastructure de catering. Alors j’ai demandé à pouvoir collaborer avec l’entreprise que dirige aujourd’hui Anton, qui avait déjà organisé plusieurs événements pour la famille royale. Nous nous sommes retrouvés à 6 heures du matin, en ce beau jour ensoleillé du mois de mai, à relever nos manches. Puis, plus tard, en tenue de cérémonie, lui paré d’un nœud papillon. C’était comme une boucle qui se refermait dans ma carrière, 30 ans après que j’ai acheté son livre.