Redécouvert par temps de distanciation sociale, l'art du pique-nique a gagné ses lettres de noblesse au fil des siècles. Retour sur l'histoire de la gourmandise en plein air, sur couverture à carreaux ou nappe blanche.
Ils sont l’une des indiscutables preuves que les beaux jours arrivent. Sur un ponton au bord du lac, à l’ombre des grands arbres d’un parc au cœur de la ville ou au bout d’un sentier de montagne, les adeptes du pique-nique sont de sortie dès que la température devient plus douce. Ces dernières saisons, pandémie oblige, cet art du partage au grand air a même connu un essor tout particulier, en rassemblant sur les bancs publics – à un mètre de distance – les amis qui ne pouvaient pas s’attabler ensemble. Qu’il s’agisse de faire ripaille en version chic, à coup de mets patiemment préparés façon plaid à carreaux et panier d’osier, ou de sortir pain, saucisson et pot vaudois de la musette pour un lunch sur le pouce, tous les goûts sont dans la nature.
Simple, convivial, le pique-nique en version contemporaine rassemble toutes les classes sociales et toutes les générations autour d’une même nappe pour un moment de partage sans chichis. Yvan Schneider, professeur à la HEP Vaud en éducation nutritionnelle, ancien président de Slow Food Vaud et auteur d’une Petite histoire de l’alimentation en Suisse, voit dans cette manière de manger ensemble un moyen de s’affranchir des codes et des contraintes généralement associés à la table: «Le pique-nique est le lieu idéal pour le vivre ensemble, l’occasion de retisser du lien dans une société où l’acte de manger est souvent individualisé.» Le moyen aussi de gommer les différences sociales: «Lorsqu’on reçoit chez soi, on peut avoir peur de la comparaison, du jugement de l’autre. Se retrouver autour d’un pique-nique, dehors, en terrain neutre, autour d’un menu sans protocole, c’est bien plus facile.»
Pique-nique ou casse-croûte?
Présent dans Les caractères de La Bruyère au XVIIe siècle où, utilisé en adverbe «un souper à pique-nique», le mot désigne un repas où chacun participe en apportant un plat ou une contribution financière. Composé de pique (pour picorer) et nique (une babiole sans valeur) le terme intègre le dictionnaire français au XVIIIe siècle. Mais c’est bien plus tôt, chez les paysans de l’Antiquité, que l’on retrouve les premières traces de ces frugales agapes au grand air.
Au 1er siècle avant JC, Virgile décrit dans ses Bucoliques ces repas pris dans les pâturages «à l’heure où les bergers eux-mêmes cherchent l’ombre et la fraîcheur». Pour Laurent Tissot, professeur honoraire en histoire contemporaine à l’Université de Neuchâtel, il convient de faire une distinction: «Si l’on a depuis toujours mangé dehors, il faut séparer le casse-croûte, lié à la pause de midi au travail et le pique-nique qui a plus à voir avec le loisir.»
L’apanage des bourgeois
Si, au Moyen Age, les travailleurs de la terre sont encore contraints de prendre un en-cas au milieu des champs, les nobles, eux, consentent à l’inconfort d’un repas hors les murs pendant leurs parties de chasse. A la Renaissance, la pratique se répand et on s’inspire du mode de vie aristocratique à l’italienne en se régalant des fruits de la nature dans des décors de jardins de Cocagne. Catherine de Médicis, reine de France, déguste sa collation entourée de l’élite parisienne sur une table dressée dans le jardin des Tuileries.
Au XVIIIe siècle, à la faveur du retour à la nature prôné par les philosophes des Lumières, dont Jean-Jacques Rousseau qui, dans ses Confessions, évoque un «dîner en pique-nique» avec l’abbé de Condillac, les déjeuners sur l’herbe séduisent encore davantage les puissants: A Versailles, on joue à la bergère autour de vrais festins dans le petit hameau de la reine, loin des ors de la galerie des Glaces.
Un siècle plus tard, l’ère post-industrielle marque l’apogée des pique-niques à la faveur de fêtes républicaines célébrées dans les anciens parcs royaux. Ces lieux rendus au peuple après la Révolution française accueillent des agapes dominicales, où dames en crinolines et messieurs chapeautés viennent batifoler et se sustenter dans une ambiance joyeuse. Le pique-nique, précise Laurent Tissot, «devient l’apanage des bourgeois» qui rejouent les anciens loisirs des nobles. Flaubert ou Maupassant s’en font abondamment l’écho et l’ambiance est immortalisée par les Impressionnistes, dont la fameuse peinture d’Edouard Manet, le sulfureux et dénudé Déjeuner sur l’herbe en 1863.
Avec l’avènement du chemin de fer et des transports en commun, le pique-nique renoue avec ses racines populaires. Les guides de voyage amènent désormais les foules libérées par les congés payés sur les routes d’ici et d’ailleurs. Et le repas champêtre devient une étape indispensable du voyage. A cette époque, les nécessaires à pique-nique font leur apparition: la maroquinerie française Moynat fabrique des modèles de panier en osier doublés de gutta-percha, un latex naturel, résistant et étanche. Vuitton crée des malles solides où chaque ustensile, vaisselle de porcelaine ou couvert d’argent, se glisse dans son emplacement réservé. Au bord des autoroutes des vacances, table pliante, glaciaire et bouteille Thermos accompagnent les jours heureux, portés par l’avènement du camping. «En Suisse, les courses d’école popularisent grandement le pique-nique. Quand, enfant, on a partagé un bon moment au grand air avec ses camarades autour d’un repas en découvrant un ailleurs, on a envie, adulte, de retrouver ce plaisir», explique Laurent Tissot.
1863 – Pique-nique bourgeois avec le fameux « Déjeuner sur l’herbe » peint par Edouard Manet. 1950 – En route pour le camping, glacière et thermos accompagnent les jours heureux des Trente Glorieuses.
Plutôt chic à l’heure anglaise
En 2022, le pique-nique a plus que jamais le vent en poupe. En montagne, les offices de tourisme, comme celui de Gstaad, fournissent à leurs visiteurs des sacs à dos gourmands contenant le meilleur des produits du terroir, fondue comprise pour une pause grandeur nature. Basée en Suisse romande, Happy Picnic, et sa fondatrice Jessica Benoit, propose même de très instagrammables formules clés en main et zéro déchet à dresser chez soi ou dans un parc.
Dans les villes, ici ou ailleurs, le succès ne se dément pas. A Lausanne, le pique-nique proposé chaque année par l’association Lausanne à Table, qui aura lieu le 27 août, est l’événement phare de la saison et attire des milliers de personnes sur l’esplanade de Montbenon. Partout en Suisse, de Neuchâtel à Zurich, les rives des lacs se transforment en aires de pique-nique géantes où se mêlent les odeurs de toutes les cuisines du monde.
Peut-être n’y a-t-il qu’en Angleterre, partie s’il en est de l’étiquette, où le pique-nique refuse toujours de trop s’éloigner de ses nobles racines. Dresser une nappe dans les allées de Wimbledon pour y déguster des fraises à la crème, les pieds nus dans l’herbe, est un must. Quant au fameux festival d’opéra de Glyndebourne, il est aussi prétexte à picnic (en anglais dans le texte) en robe du soir et smoking. Ces jours, on y joue La bohème de Puccini et les festivaliers réservent leur panier et se réjouissent presque autant de l’entracte de 90 minutes que de la performance.
De luxe ou populaire, gourmand ou frugal, partagé ou solitaire, avec cervelas ou pâté en croûte, le pique-nique a pour lui de se plier aux modes, aux sociétés et aux époques qu’il traverse sans se départir de sa simplicité.