Au Sri Lanka, entre océan indien et jungle, on cultive la meilleure cannelle au monde. Reportage couleur fauve au coeur de "l'île resplendissante".
On ferme les yeux et on brise le bâton délicat. Inspiration. Immanquablement, les souvenirs abondent… Celui de la tarte aux pommes à peine sortie du four ou de la jatte de riz au lait qui attend l’heure du goûter. Puis le vin chaud, dont les effluves réchauffent les frissonnants retours de ski. La joyeuse fabrication des étoiles de Noël… On ouvre les yeux. Retour à la réalité. Loin des montagnes et des frimas, le paysage n’a plus rien à voir avec nos songes de feux de cheminée. Ici, dans la chaleur moite, c’est le vert dans toutes ses nuances. Seules les cimes échevelées des cocotiers se détachent sur le ciel bleu. A plus de 8000 kilomètres de la Suisse et à une poignée au sud de l’Inde, il aura suffi d’une respiration pour provoquer la réminiscence, et nous embarquer pour un voyage sensoriel express. Comme une preuve supplémentaire de la puissance évocatrice des odeurs.
Aujourd’hui, c’est sur l’île de Balapitiya, au sud-ouest du Sri Lanka, à deux heures de route de Colombo, que nous embarque Chanaka Da Silva, propriétaire de la plantation familiale de cannelle de Mirala Duwa. Pour parvenir jusqu’ici et tout y apprendre de cette épice, c’est une aventure. D’abord, il a fallu survoler des continents et un océan. Puis se résoudre à quitter Nil Manel, la délicieuse maison d’hôtes que Chanaka a créée avec son épouse française Monique, dans l’ancienne bâtisse familiale du village côtier d’Ahungalla. Après quelques kilomètres à se faufiler dans la circulation locale, entre bus vrombissants et tuk-tuks omniprésents, c’est en bateau que le périple continue. Là, au milieu de la lagune de Madu Ganda, réserve naturelle de plus de 1700 hectares, se cache l’île de Chanaka, protégée par l’une des dernières mangroves originelles. Dans ce paysage fait d’eau douce et d’eau salée mêlées selon le rythme des marées, la nature est reine. Luxuriante et enivrante, bien que peu hospitalière. Sous notre embarcation, poissons, crocodiles et serpents pullulent, paraît-il. Sur les racines des palétuviers sèchent quelques varans endormis. Profitant du trajet, Chanaka, à la barre, raconte: «Cette plantation est dans la famille depuis mon arrière-grand-père. Personnellement, je n’ai pas immédiatement été intéressé à la reprendre, je savais que c’était difficile. J’ai toujours rêvé d’être cuisinier, ce que j’ai fini par faire.» L’homme a d’ailleurs travaillé à l’hôtel Richemond, à Genève, où il a rencontré son épouse, Monique. Originaire de la Haute-Savoie, elle y était aussi employée. C’est à travers la cuisine que le chef est tombé amoureux de l’épice. Il a fini par rentrer au pays pour reprendre la plantation en 2002.
Au milieu de la jungle, l’Eden
Après une vingtaine de minutes de bateau, le gardien des lieux accueille les nouveaux arrivants de ses aboiements, lui qui, précise Chanaka amusé, ne doit sa survie qu’à sa phobie de l’eau. Ses congénères canins amateurs de baignade ayant tous fini dans la gueule des crocodiles. Inutile de dire qu’en sautant sur le ponton, on prie pour garder l’équilibre. En à peine quelques pas, derrière la barrière d’arbres touffus, la jungle devient jardin d’Eden. Cocotiers, manguiers, jaquiers, hibiscus s’alignent parfaitement, entourant les canneliers et leur offrant l’écosystème propice à leur croissance. Ici, si quelques arbres à poivre ou plans de cumin poussent aussi sans grande difficulté, boostés par la terre fertile et le climat chaud et humide, les canneliers sont rois, bichonnés toute l’année en mode agriculture durable et bio par une quinzaine de personnes: «Pendant le confinement dû au Covid, personne n’est venu travailler pendant des semaines, raconte Chanaka. La végétation s’est insinuée partout, il a fallu tout défricher, un travail monstrueux.»
Des canneliers, Chanaka utilise tout. Les feuilles persistantes d’abord, qui macèrent avant de passer dans les circonvolutions cuivrées de l’alambic, pour y être transformées en huile essentielle et en hydrolat destinés à l’industrie pharmaceutique et à la parfumerie. Cinq cents kilos de feuilles donnent huit litres d’huile essentielle. Cette distillation, pratiquée selon des méthodes ancestrales, était d’ailleurs la seule activité de la plantation des aïeuls de Chanaka et continue à représenter 70% de la production.
Mais c’est bien la précieuse écorce de cannelier qui est aujourd’hui l’objet de tous les égards. Cultivée et récoltée à la main, elle est devenue l’une des parfaites représentantes de la cannelle de Ceylan, réputée comme étant la meilleure au monde. Si cet or ocre ne constitue que 30% de la production de Mirala Duwa, il est la fierté de Chanaka: «Nous proposons deux catégories de cannelle parmi les meilleures. L’Alba et la C5 spécial Alba, que l’on surnomme parfois le Petrus de la cannelle, une épice subtile, très aromatique, au goût intense et sucré, particulièrement appréciée par les pâtissiers.»
C’est aux saisons des pluies, aux mois d’avril-mai-juin puis en septembre-octobre-novembre, que l’écorce de cannelle est traditionnellement récoltée: «Cette période permet aux substances aromatiques de mieux pénétrer dans les troncs par les racines. L’humidité ramollit le bois et facilite la découpe», explique Chanaka. C’est à la main et selon un geste transmis de génération en génération que la première écorce est prélevée avant de partir au compost. Ensuite, armé d’une barre de laiton, et selon une mystérieuse alchimie, l’ouvrier masse le bois humide pour le ramollir avant de prélever des lanières d’écorce avec une sorte de petit couteau. Ainsi coupées selon une longueur adaptée à l’utilisation souhaitée, ces écorces sèchent pendant quelques heures avant d’être remplies d’autres petits éclats. «C’est l’une des différences avec la cannelle de Chine qui n’est constituée que d’une seule partie recroquevillée sur elle-même, explique Chanaka. La cannelle de Ceylan, plus fine, est en quelque sorte farcie, elle a une apparence de mille-feuille.» Une fois ces bâtons de cannelle formés, ils sont déposés sur des cordes faites de fibres de noix de coco pour l’étape de séchage. Elles sont ensuite stockées, avant le grand voyage aux quatre coins du monde.
En bâton, en poudre mais aussi à travers ses feuilles et ses boutons floraux, qui développent un arôme plus boisé, la cannelle est un rêve de pâtissier. Ex-chef pâtissier du restaurant Anne-Sophie Pic du Beau-Rivage Palace, Thibaut Honajzer a, cet automne, ouvert sa boutique au centre de Lausanne. Dans ses créations, la cannelle s’impose d’elle-même: «C’est une épice qui éveille les émotions. Je repense tout de suite aux plats de ma maman qui en mettait partout, dans son riz au lait, ses tajines, son jarret de veau aux raisins et bien sûr le pain d’épices.» Le faiseur de délices l’utilise sous toutes ses formes. «C’est une épice puissante, qu’il faut savoir doser pour qu’elle ne prenne pas toute la place. Je n’hésite pas à en faire des infusions longues, pour l’introduire de manière plus discrète dans mes gâteaux.» En touche légère dans le biscuit breton de sa tarte tatin, ou saupoudrée sur le chapeau chocolaté d’une bouchée gourmande, la cannelle version Thibaut Honajzer conserve son élégance épurée en toute circonstance: «Une pomme Topaz de Valentin Blondel (son maraîcher à Crissier), saupoudrée d’un peu de cannelle et passée quelques minutes au four à 180°, c’est le bonheur assuré!»
Un plaisir chaud et sucré, qui nous replonge immédiatement dans les souvenirs d’enfance… On traverserait la planète pour moins que ça, non?
Découvrir le Sri Lanka
Royal Botanical Garden de Peradeniya
Conçu en 1370, le superbe jardin de Peradeniya est longtemps resté parc d’agrément royal. Cet espace de 60 hectares compte un somptueux jardin d’épices où voir, et comprendre, la culture des canneliers.
The Spice Shop, à Galle Fort
Une toute petite boutique aux allures de comptoir colonial qui propose une belle sélection d’épices dont de la cannelle de Ceylan en poudre et en bâton.
instagram: @thespiceshop.gallefort
Jetwing Vil Uyana, à Sigiriya
Au coeur du triangle culturel du Sri Lanka, le restaurant de cet écolodge propose une cuisine raffinée où les épices, cannelle mais aussi curcuma, cumin et poivres, sont reines.
jetwinghotels.com/jetwingviluyana
Amanwella, à Tangalle
Un cours de cuisine ou un dîner? C’est au choix pour déguster la cuisine du chef sri lankais Shanti Peiris, qui sublime les épices au coeur de cet hôtel qui cultive le « modernisme tropical » cher à l’architecte natif de l’île Geoffrey Bawa.