Depuis 50 ans, Philippe Starck imprègne le design. Mais ce touche-à-tout aime défricher de nouveaux terrains de jeu, même ceux de l'intelligence artificielle.

Plus besoin de présenter Philippe Starck! Le designer est sans doute, depuis le début des années 1980, le plus célèbre et le plus productif de ses pairs. Il a démocratisé le design et marqué de son empreinte plus de 10  000 projets, lieux, objets, hôtels et meubles, du presse-citron (Alessi) à une brosse à dents bon marché, du superyacht (de Steve Jobs) aux modules d’habitation de la station spatiale privée Axiom (que la NASA veut utiliser pour la station internationale ISS).

A l’instar de ses résidences, ses projets sont internationaux: le Français de 75 ans rentre à peine de Doha, où il enseigne l’architecture et le design à la Qatar Preparatory School, première école professionnelle locale du domaine créatif. Demain, il s’envolera pour Londres, où il posera comme modèle pour la campagne encore secrète d’une marque de mode… Au Salon du meuble de Milan 2024 (16-21 avril), il danse sur plusieurs fronts: pour l’exposition sur Alessandro Mendini, au Triennale Museum, il aménage un espace immersif où embarquer pour un voyage imaginaire dans la tête du designer italien; pour Kartell, Glas Italia ou Driade, il présente de nouveaux objets et, avec Cassina, revient sur trois décennies de collaboration.


Mais le designer meuble aussi des salles de bains. Ainsi, sa première collection pour le fabricant allemand de robinetterie Axor était lancée en 1994 – depuis, Philippe Starck a conçu de nombreux best-sellers de la ligne design de la marque du groupe Hansgrohe. Nous le rencontrons à l’hôtel Brach, à Paris, qu’il a créé en 2018.

Comment est née votre collaboration avec Axor?

Sur l’île de Formentera! C’était en août, il faisait une chaleur étouffante, je somnolais sur ma terrasse quand tout à coup un petit homme barbu, costaud, tout transpirant, a planté sur les freins de son vélo juste devant moi. Il s’est présenté comme Klaus Grohe. Il fabriquait des robinets et il avait envie de travailler avec moi! Il ne pouvait que trouver la porte ouverte: j’ai une relation quasi libidinale avec l’eau, j’adore l’eau, nous venons de l’eau, nous sommes faits d’eau… Mais à l’époque, notre contact quotidien avec l’eau, dans la salle de bains, était encore si technique, si moche, rien que le mot «salle d’eau»… J’ai invité Klaus Grohe à boire un verre d’eau dans ma cuisine et nous avons tout de suite commencé à échanger des idées. Elles fusaient, ç’a été un merveilleux moment, à l’origine d’une longue relation, fructueuse et créative.

Vous avez toujours imaginé des choses très variées… Comment abordez-vous les commandes inédites, les disciplines inconnues?

Toujours de la même manière. Je ne travaille qu’avec mon cerveau, du papier et un crayon, très organiquement. Je ne suis même pas ce qu’on appelle intelligent au sens académique du terme. Je ne sais pas compter, je ne me souviens jamais des noms… j’ai le syndrome d’Asperger. Ma tête est un des ordinateurs les plus rapides, créatifs, intuitifs qui soient. Chaque jour, j’effectue des choses simples ou compliquées sans avoir beaucoup de connaissances spécialisées, et je réussis parfois mieux que les ingénieurs. J’aime la science et les gens qui en font, je ne comprends pas tout, mais je comprends leur musique.

Comment s’est passée votre première collaboration avec Axor?

J’ai réfléchi à notre rapport à l’eau. Avant que les robinets n’existent, on transportait l’eau dans des seaux. De là m’est venue l’idée d’un lavabo en forme de seau. Ensuite, l’homme a découvert la fontaine, puis la pompe. Toutes ces associations d’idées ont conflué dans mes réalisations. Pour moi, il y a deux stratégies d’approche: soit traiter simplement des choses très compliquées, soit compliquer des choses très simples.

Une douche épurée, l’une des dernières créations du designer pour la maison Axor.

Malgré votre méthode « organique » de travail, vous avez été le premier designer à présenter une chaise conçue avec l’intelligence artificielle. C’était en 1919, au Salon du meuble de Milan, pour la marque Kartell.

J’étais fasciné par le champion du monde d’échecs Garry Kasparov, qui, en 1997 déjà, avait été battu par le superordinateur Deep Blue, et j’ai voulu me tester avec la chaise IA. Assisté des gens formidables d’Autodesk, j’ai posé cette question au programme: «IA, peux-tu m’aider à poser mon corps sur un minimum de matière et d’énergie?» Une question froide, concise. Je ne voulais pas d’ingérence humaine sentimentale ou culturelle. La machine a été complètement perdue. Pendant deux ans, elle a calculé et recalculé. Il y a un très beau film là-dessus. On la voit hésiter, se tromper, revenir au point de départ, réessayer. J’ai souvent failli abandonner.

Et qu’est-ce qui a rompu cette spirale?

Un ami, un scientifique, m’a rappelé combien j’avais été étonné un jour de découvrir que la main d’un fœtus, avec les doigts, se développait par le lent évidement de la paume. Ce ne sont pas les doigts qui s’allongent, c’est le creux qui grandit! J’étais très impressionné par ce processus inverse et c’est comme ça que nous avons eu l’idée de dire à la machine de procéder autrement. Nous lui avons demandé de détruire une forme plutôt que d’en construire une. Ensuite, tout est allé très vite. La machine nous a donné la chaise qu’on voulait, pour moi la meilleure du monde, faite d’un minimum d’énergie et de matière, désormais même en écoplastique recyclé.

La machine vous a donc battu?

Oui, tout comme Kasparov. Tout le monde pense que c’était un coup de pub. Ce qui est amusant, c’est qu’avec ma question et avec la logique du programme IA, la chaise a reproduit mon propre style. Effectivement, la machine et moi partageons la même vision: le minimum comme idéal suprême.

Fasciné par les capacités de l’intelligence artificelle, il lui a demandé d’imaginer une console typiquement « starckienne » pour la maison Kartell. Le résultat est bluffant.

Pourtant la chaise a une allure étonnamment organique, presque végétale…

Ça, c’est le deuxième aspect très intéressant! D’elle-même la machine a recouru aux mêmes fondamentaux que la nature. N’importe quel biologiste sait que la nature est économe. Chaque arbre, chaque plante croît avec un minimum d’eau et d’énergie.

Vous avez de nouveaux projets avec l’IA?

Je vais demander à l’IA de faire du Starck! Nous nourrissons les programmes avec mes créations de ces quarante dernières années et puis nous disons: «Dessine-moi un robinet Starck, un lavabo Starck, une lampe Starck, etc.» Les premiers tests sont déjà incroyables! D’une certaine façon, l’IA fait du meilleur Starck que Starck lui-même…

Vous voulez donc vous effacer en tant que designer?

Philosophiquement, cela ne me pose aucun problème. Je suis seulement préoccupé par la question des droits d’auteur, car je ne sais pas ce qui nous attend, nous les créatifs. Mon principal revenu provient de mes droits d’auteur. Après? Ils iront à celui qui dira à la machine «fais-moi du Starck» et qui appuiera sur le bouton. Cela fait des années que j’évoque la disparition future des designers, la dématérialisation. Je ne pensais pas que cela irait aussi vite. Aujourd’hui, les IA peuvent se générer elles-mêmes, elles se parlent entre elles de manière autonome. Il n’y a plus d’auteurs, ni de programmeurs, juste des milliards de bits.

Pour l’heure, on ne peut pas parler de votre disparition comme designer… Vous êtes encore superactif!

L’IA est venue à moi à un moment où je commençais à m’ennuyer avec moi-même. L’ennui mène à la paresse et la paresse me rend fou. Nous, les humains, devons sans cesse nous efforcer de trouver des solutions pour rendre le monde meilleur, servir l’évolution.

Philippe Starck a imaginé un petit bout de paradis sur terre, sur les hauteurs de St-Tropez, avec l’hôtel Lily of the valley, havre apaisant qui évoque une villa californienne haut de gamme.

Des scientifiques ont constaté que depuis les années 1990, l’intelligence humaine diminuait. Parallèlement, nos machines, elles, deviennent toujours plus intelligentes…

D’un point de vue philosophique, c’est vraiment inquiétant. Notre seule légitimité à exister en tant qu’êtres humains, à tuer des animaux et à harceler les autres espèces de la planète, sont notre intelligence et notre créativité. Si nous devenons paresseux et cessons d’aspirer à l’intelligence et à la connaissance, nous régresserons vers le bétail et l’amibe. Se former est de plus en plus important, nous ne devons en aucun cas devenir plus stupides que nos machines.

Que proposez-vous?

Je ne sais pas. Rester vigilant et se retenir autant que faire se peut d’utiliser ces machines, donner le moins de données possibles aux grandes entreprises technologiques afin de retarder au maximum le moment où les machines prendront le contrôle.

Et si vous pouviez implanter un algorythme dans toutes les IA, une maxime d’action fixe à l’aune de laquelle elles mesureraient toutes leurs décisions futures,quel serait-il?

J’ai appelé ma fille Justice. Ce terme est devenu malheureusement si abstrait que beaucoup de gens ne savent même plus à quel point il est important d’y aspirer.

L’une de ses dernières créations pour Kartell, qui sera présentée au Salon du meuble de Milan 2024.

Vous avez derrière vous une oeuvre énorme. Il n’y a presque rien que vous n’ayez imaginé. D’où vient votre immense productivité?

J’ai cette maladie mentale appelée créativité – et je fais des rêves incroyables la nuit. Ma femme rêve toujours de personnes ou de situations réelles, tandis que moi, dans mon sommeil, je parcours des mondes qui n’existent pas, je respire un air qui n’existe pas, j’entends des bruits qui n’existent pas, je vois des inventions invraisemblables qui n’existent pas. Sans plaisanter, je me demande souvent quelle est ma vraie vie. Celle du jour ou celle de la nuit? Est-ce mon syndrome d’Asperger qui me fait trop rêver et me donne cette créativité, ou est-ce l’inverse? C’est la question de l’œuf et de la poule…

Et la journée, comment stimulez-vous votre créativité?

En prenant des douches alternativement chaudes et froides, par exemple! ça peut faire des miracles dans le cerveau. Sinon, grâce à ma merveilleuse épouse (ndlr: Jasmine Starck), je peux mener la vie d’un moine créatif. Depuis dix-huit ans maintenant, à chaque nouvelle année de mariage, je me fais tatouer un point sur le bras (il retrousse sa manche droite). Grâce à ma femme, je peux réduire les échanges avec le monde extérieur au strict minimum et garder l’esprit libre, rester léger. Je n’ai pas de smartphone, je ne tapote pas sur des boutons ou des écrans tactiles, toute cette technologie est pesante. Moi je rêve seulement. Et je suis libre.

Feuille vierge

Les outils de Philippe Starck? D’une simplicité à toute épreuve: son cerveau, un crayon ou un feutre et une feuille de papier. Qu’il imagine un robinet pour la maison Axor (ci-contre) ou une capsule spatiale.