Tessanda, le plus ancien atelier de tissage artisanal de Suisse en activité, dans les Grisons, fête ses 95 ans et mise sur l'avenir.

Clic, clac, clac. Clic, clac, clac. La navette va et vient, rapide comme l’éclair: l’œil ne parvient pas à la suivre. Les pieds de la tisseuse actionnent quelque douze pédales en bois, en une chorégraphie soutenue. Cette prouesse se répète chaque jour, des centaines de milliers de fois, dans cette maison de trois étages du XVIIe siècle, au cœur du petit village de Santa Maria, dans les Grisons, à la frontière italienne. C’est ici qu’œuvrent les 17 tisserandes, couturières et brodeuses de Tessanda, le plus ancien atelier de tissage artisanal de Suisse encore en activité, et de loin le plus grand. Torchons, tapis ou étoles, aussi beaux que fonctionnels, sont pensés pour nos cuisines, salles de bains, salons ou garde-robes, en pièces uniques ou en séries limitées. En fibres naturelles exclusivement: laine de mouton et de chèvre, lin, soie, cachemire et chanvre. Les textiles sont réalisés sur l’un des 27 métiers à tisser en bois, dont certains sont là depuis la fondation de l’atelier, il y a près de 100 ans. Les tisserandes remportent régulièrement des prix de design pour leur savoir-faire artisanal et traditionnel.


Tessanda est pourtant née d’un besoin. «A l’époque, on voulait offrir aux paysannes pauvres du Val Müstair une possibilité de revenu supplémentaire, explique Maya Repele, directrice de la fondation qui chapeaute l’atelier. Il s’agissait d’une sorte de programme d’émancipation des femmes.» En effet, les fermes des environs n’apportaient pas les ressources nécessaires aux familles paysannes. Les hommes partaient souvent à l’étranger, travailler comme confiseurs; restées au pays, les femmes tombaient dans la pauvreté. En 1928, deux enseignantes de tissage et de travaux manuels ont pris l’initiative de l’atelier Tessanda, en collaboration avec le curé de Santa Maria de l’époque. Les ouvrières des champs et des étables pouvaient ainsi se former au tissage artisanal et bénéficier d’un revenu fixe. En 1955, l’atelier a été transformé en fondation indépendante.

Retournement de situation

Au fil des années, les ateliers artisanaux européens ont subi la forte concurrence des textiles industriels d’Asie, qui se sont mis à inonder le marché à des prix imbattables. Conséquence: la plupart des entreprises de tissage ont dû fermer. La situation de Tessanda n’était guère meilleure. Mais Maya Repele, qui siégeait déjà bénévolement au conseil de fondation, prend les choses en main: promue directrice il y a 4 ans, elle parvient à renverser la vapeur, en misant sur le haut de gamme et l’identité régionale. Ce vent nouveau se sent d’emblée à cette sorte d’énergie liée sans doute au chant des métiers à tisser, qui s’entend jusque dans la rue principale du village. «A l’exception du Grischun, le torchon des Grisons, nous proposons désormais des produits entièrement nouveaux», explique la directrice. Couleurs, motifs et styles inédits permettent désormais à l’entreprise d’aligner les chiffres noirs de la rentabilité. «Cela nous a également ouvert de nouveaux marchés et une nouvelle clientèle», se réjouit-elle. Seule la technique d’art, extrêmement coûteuse et exigeante, n’a pas changé. Les aspirantes tisseuses bénéficient d’une formation spéciale chez Tessanda, dispensée sur les années qu’il faut pour acquérir le savoir-faire.

Dernière innovation de la maison: une collection de tapis de laine nommée Sulvadi et dessinée par le designer grison Hugo Zumbühl, de Coire. Les tapis offrent un toucher exceptionnel, grâce à une association textile originale: un fil de laine de mouton feutré de l’épaisseur d’un doigt, renforcé à l’intérieur par du jute et enveloppé à l’extérieur par un fin fil de poil de chèvre aux couleurs contrastées. Ce mélange spécial, qui donne un motif extrêmement vibrant lors du tissage, est fabriqué par les tisseuses elles-mêmes. Elles tendent d’abord les fils de laine de chèvre sur un dévidoir, pour les empêcher de s’emmêler. Elles les enroulent ensuite sur une bobine, à l’aide d’une manivelle. Hugo Zumbühl a lui-même développé, avec un technicien, le prototype de cette machine qui permet d’unir la laine feutrée avec le fin poil de chèvre. Ces étapes de fabrication servent à créer les fils de trame, qu’une navette permet d’enchevêtrer entre les fils de chaîne tendus sur le métier à tisser. «La seule mise en place d’un métier à tisser, soit la préparation qui consiste à tendre et à nouer à la main des centaines de fils de chaîne, peut prendre jusqu’à 40 heures», explique Maya Repele. Après le tissage, la dernière étape consiste à coudre les fils de chaîne avec une longue aiguille et fixer ainsi une étoffe pour l’éternité.

Les fils de chaîne sont arrêtés à l’aiguille.

Maya Repele

Douée pour l’organisation, la communication et le réseautage, Maya Repele, originaire de Pfäffikon, a commencé sa carrière par une école de commerce. Elle a enchaîné ensuite avec un Master of Business Administration (MBA). A 63 ans, elle est engagée comme chef de projet pour l’exposition nationale Expo.02 et, partenaire d’une agence zurichoise, elle conseille moult entreprises renommées sur les questions stratégiques. En 2019, elle devient directrice de Tessanda et en dirige depuis le conseil de fondation, en tant que présidente.