Les boutiques de luxe nouvelle génération aspirent à créer un univers de sensations. Avec café frais, expositions, projections, rencontres. On s'y rend comme en pèlerinage.

Monter à l’étage et commander un Spritz Campari au bar. Après seulement, avec ce concentré d’italiennité en main, le visiteur est invité à déambuler parmi les montres exposées. Eventuellement déposera-t-il son verre pour en passer une au poignet – les modèles ne sont pas sous vitrine, on est entre amis, membres d’un même club d’initiés. Le concept de la boutique de l’horloger Panerai (une marque inspirée de la marine italienne et made in Neuchâtel), qui a ouvert à Genève en début d’année, s’inscrit dans une nouvelle approche du commerce, celle de l’expérience immersive dans l’ambiance de la marque.

Les murs digitaux de la boutique sont autant d’écrans géants contrôlables par iPhone, ce qui permet au personnel d’enclencher discrètement un film artistiquement promotionnel selon la personne qui entre: la sportive tout en muscles aura peut-être droit à une plongée en mer profonde, tandis que le bobo urbain verra à l’œuvre le laboratoire d’expérimentation de nouveaux matériaux au sein de la manufacture. Ou inversement. Jean-Marc Pontroué, CEO de la marque, est ravi de recevoir dans ce nouveau chez-lui: «C’est un lieu où donner rendez-vous, dit-il, un lieu qui vit, qui vibre. Regardez: il y a davantage de bouteilles exposées que de montres.»


Alors évidemment, l’idée première reste bel et bien de vendre des montres. Mais en nos temps modernes, l’achat luxueux est avant tout un acte d’amour et il y faut les conditions, l’atmosphère, le faire connaissance, la lente cour. Panerai propose déjà certains modèles en série limitée majorés du prix d’une «expérience» (le nouveau maître mot du luxe) exclusive, accessible aux seuls acheteurs: bootcamp avec la marine italienne, exploration avec Mike Horn… Dorénavant, des dîner fins en boutique seront aussi proposés à des collectionneurs choisis, pour certains lancements: on y mange, par exemple, des crevettes rouges de Mazara del Vallo marinées aux agrumes, avec une crème d’avocat sicilien, et un filet de bar de ligne cuit à l’unilatérale. On reste en mer, on reste en Italie. Point d’orgue, la vaisselle est dessinée spécialement pour l’occasion, frappée de l’adresse 21, rue du Rhône, en version stylisée. «A nos clients, nous vendons aussi du temps passé avec la marque», aime à répéter Jean-Marc Pontroué.

La boutique de montres genevoise Panerai accueille le client à l’italienne.


Si Panerai affine avec un chic tout italien le concept expérientiel, la marque n’est pas la première à créer des univers dans l’industrie horlogère. Breitling décore ses boutiques de meubles en cuir patiné et d’accessoires liés à l’histoire de l’aviation. IWC invite, à Zurich, les fous du volant à tester, en réalité virtuelle, une IWC Racing Mercedes 300 SL. La marque Oris, elle, reçoit ses clients zurichois dans une boutique-bar branché, avec bières artisanales et gin du cru à son enseigne, et vient de décliner le même concept de gourmandises locales et liquides en circuit court dans l’enceinte même de sa manufacture, à Hölstein, près de Bâle. Jamais auparavant, l’acquisition d’une montre n’a fourni autant d’anecdotes à raconter à ses amis.

Un écrin pour les seuls initiés

Dans une variante extrêmement exclusive de la même démarche, l’horloger prestigieux de la vallée de Joux, Audemars Piguet, inaugure ses temps une «AP House» sur la Bahnhofstrasse zurichoise. Cette ouverture s’inscrit dans une relation de proximité – mieux: d’intimité… – que la plus ancienne manufacture suisse de haute horlogerie toujours en mains familiales forge avec sa communauté. «From people to people», d’un être humain à l’autre: ce credo mis en pratique depuis quelques années implique une réduction sensible du nombre de points de vente, au profit de lieux rares qui rendent la découverte des montres inoubliable.

Audemars Piguet ouvre, à Zurich, une « AP House » pour accueillir les membres de sa communauté.

Le principe de la «Maison AP» repose sur l’accueil dans un lieu exceptionnel, ouvert (sur rendez-vous) à la seule famille des connaisseurs. La maison suisse est la 13e du genre au monde, après Milan (la première, ouverte en 2017), Bangkok, Munich ou Hong Kong. Il s’agit de l’ancien siège de la banque Leu, une demeure patrimoniale de 1916, dûment classée, avec son escalier spectaculaire, ses colonnades de marbre, ses plafonds en stuc. «Ce joyau (…) fait écho aux valeurs de notre marque, pour qui la protection et la mise en valeur des savoir-faire locaux d’hier et d’aujourd’hui sont de la plus haute importance», écrit David Pantillon, directeur général du marché suisse.

Autrement dit, il s’agit d’imaginer et mettre en pratique la manière dont Jules-Louis Audemars et Edward-Auguste Piguet, les deux fondateurs de la maison, auraient aimé recevoir leurs clients et amis s’ils avaient vécu au XXIe plutôt qu’au XIXe siècle. Il y est question de grandeur, mais aussi – surtout? – de cœur.

Entre temple et musée

Si l’industrie horlogère si chère à la Suisse innove avec créativité et modernité dans sa philosophie de vente, elle s’inscrit surtout dans un mouvement plus ample qui touche l’ensemble du domaine du luxe. Les maisons qui ont la chance de pouvoir bâtir leur avenir sur un fort héritage mettent en scène leur histoire et font vivre les métiers qui les caractérisent. La vente relève de plus en plus d’un art situé à la convergence de l’hospitalité et de la muséographie contemporaine, avec ses happenings, ses accrochages, les engouements qu’elle suscite. Le client – régulier ou potentiel – se rend en boutique comme d’autres planifient la visite d’un monument.


La boutique Cartier ouverte à Genève en automne dernier illustre bien cette ambition: au fil des pièces successives, le visiteur déambule comme dans une sorte d’appartement gigantesque, où chaque salon illustre une facette différente du savoir-faire maison. La virtuosité ne s’expose pas seulement dans les bijoux sous vitrine. Chaque tapisserie, chaque meuble, chaque tableau – et que dire de cette fabuleuse mosaïque dans le hall d’entrée? – est une ode aux métiers d’art. Là encore, un appartement – la «résidence» – est prévu pour des événements privées ou l’accueil de VIP pour qui la maison à la panthère tient lieu de pied-à-terre, où qu’ils voyagent de par le monde.

La boutique Cartier de Genève expose avec faste les métiers d’art qui caractérisent la maison.


La philosophie d’un écrin de marque comme lieu de vie et de création, en complément du lieu de vente, voit aussi une sorte d’apogée à l’adresse légendaire du 30, avenue Montaigne, à Paris. C’est là que, en 1946, Christian Dior a fondé ses premiers ateliers dans un hôtel particulier, juste en face du Plaza Athénée, qui accueillait, alors comme aujourd’hui, les plus exigeantes amatrices de couture. Tant de défilés ont eu lieu dans ces célèbres escaliers, tant de personnalités y ont été photographiées, tant de petites mains s’y sont piqué les doigts pour terminer les parures à temps…

Ce printemps a donc vu renaître ce monument de la création, après des travaux pharaoniques de presque trois ans. L’architecte américain Peter Marino a repensé ces 10 000 mètres carrés de pur luxe: il ne s’agit pas d’une boutique, plutôt d’un temple. Mieux: une destination à part entière, où l’on se rend en pèlerinage. Les Dioradorateurs y passeront facilement la journée: café dans l’un des trois jardins intérieurs délicatement fleuris (l’œuvre du paysagiste des stars Peter Wirtz), emplettes en parfumerie ou maroquinerie, avec un espace multimédia où personnaliser son sac Dior Book Tote (les couleurs fluo sont d’enfer!), avant d’aller déjeuner au restaurant Monsieur Dior, dirigé, toujours sous le même toit, par le chef étoilé Jean Imbert.

Au mur, feu Christian Dior (grand gourmet) à table, peint à l’huile, surveille le service des canapés «New Look», dans la délicieuse vaisselle maison. L’après-midi sera ensuite bien trop court pour acheter quelques assiettes en souvenir gourmand et flâner dans le passionnant et vivant musée, qui retrace l’aventure du couturier si épris de muguet et de robes en forme de corolle. Pour se consoler de n’avoir pas pu fureter dans les plus intimes des recoins de la maison, un livre, aux éditions Rizzoli, retrace ce lieu unique: «Dior, the legendary 30, avenue Montaigne».


Les temps poussent à se convertir à la philosophie du consommer-moins. Les enseignes de luxe répondent à cette injonction en proposant de consommer mieux – ô tellement mieux… – et en rendant chaque geste d’achat merveilleusement mémorable.